Si l’autonomisation du vouloir permettait de comprendre en quoi l’acteur pouvait agir mal tout en connaissant le bien, encore restait-il à réfléchir maintenant sur l’hypothèse d’une volonté impuissante, c’est-à-dire les situations où l’acteur à la fois connaît et veut le bien, mais agit néanmoins contre lui.
Les certitudes moral s’estompant, l’individu est renvoyé davantage à lui-même dans ses choix éthiques. […] Cette montée des modélisations subjectivantes peut notamment se lire dans l’accentuation de la pression à la réalisation de soi, épanouissement, réussite… Le prix à payer à cela est encore une fois une surresponsabilisation, mais dans un contexte marqué d’autre part par la restriction des possibles. L’échec se trouve alors inscrit au cœur de cette aporie entre un surinvestissement de soi et un environnement limitant les chances.
L’homme en vient donc progressivement à se caractériser par cette capacité d’institution, cette capacité morale liée à l’autonomie au moins relative de sa volonté, et la question se pose alors, politiquement, de concilier ses puissances individuelles avec la puissances collective. Une question qui ne cessera de hanter la modernité, avec en toile de fond le modèle du Léviathan.
Comme je l’évoquais, il existe dans l’héritage culturel occidental, et en particulier chrétien, une tradition de sollicitude à l’égard de l’autre qui trouvait ses fondements principaux dans l’Épître aux Romains.
L’anticipation responsabilisant, structurée autour de sa grammaire modale, impute sur le mode performatif les qualités subjectives qui font d’autrui un agent moral, sujet de ses actes, susceptible d’en répondre.
Les développements précédents ont conduit d’une responsabilité comme faculté de commencer, pensée à partir des ressources de la subjectivité, vers des figures où la responsabilité se symétrise, et enfin, avec l’impératif de décentrement, vers des figures dans lesquelles l’autre devient le pôle à partir duquel construire la validité normative.
La grammaire moderne de la responsabilité [porte] sur une évaluation des quatre modalités : le devait-il ? ; l'a-t-il voulu ? ; savait-il ce qu'il en était, ce qu'il en serait ? ; le pouvait-il ? C'est par rapport à ces questions que nous jugerons des responsabilités.
L’approfondissement de l’écart entre motivations intérieures et activités extériorisées que prépare le christianisme, la séparation entre la morale et le droit qui en est, comme le montre Koselleck, une conséquence, ainsi que la laïcisation de l’évaluation des mobiles intérieurs liée elle-même à la reconstruction des rapports sociaux sous l’angle des engagements mutuels, telles furent les conditions pour que la question de la sincérité devienne, avec la modernité, la question morale par excellence et pour qu’elle devienne la valeur autour de laquelle s’articule la critique morale des comportements sociaux.
Comme le souligne M. Villey, "le leitmotiv du régime romain de réparation des dommages n'est pas la faute, mais la défense 'une juste épartition entre les biens répartis entre les familles, d'un juste équilibre". L'obligation naît in re, c'est-à-dire objectivement. C'est d'ailleurs, à suivre M. Villey, à cette conception du droit qu'il faut référer l'étymologie de la responsabilité. Ce terme trouve son origine dans le mot latin respondere, qui lui-même est associé à une institution, centrale dans le droit romain archaïque (mais à laquelle de nombreux auteurs modernes comme Hobbes, Grotius, Pufendorf ou Vattel font encore référence), le sponsio. "Le sponsor est un débiteur... qui s'engage à quelque prestation... Le responsor était spécialement la caution ; en un second échange de paroles, il s'est obligé à répondre de la dette principale d'autrui". Celui qui répond, c'est celui qui est prêt à "se tenir garant du cours des événements à venir", et cela, Villey y insiste, indépendamment de toute question de faute subjective. On retrouve bien là un principe d'engagement - et d'engagement par la parole - mais dans un contexte où l'essentiel n'est en rien la réparation d'un dommage qui serait le résultat d'une faute, mais bien la question d'une juste répartition des biens, en particulier lorsque celle-ci se trouve menacée ou perturbée... Cet engagement, insiste Villey, est générateur 'obligations et, pourrions-nous ajouter, il se construit clairement "pour autrui". Celui qui est responsable en ce sens est avant out celui sur qui pèsent des obligations et qui, pour cette raison, est susceptible d'être appelé en justice.
Comme l'écrira Ch. de Bovelles au début du XVIème siècle [...] : "comme triples sont les causes de nos actions, en effet, triples les principes de nos tâches : Intelligence, Puissance, Volonté... L'intelligence lui [le Sage] révèle... ce qu'il doit faire : ensuite, la puissance perçoit et mesure les forces du sujet ; la Volonté, enfin, met en mouvement, approuve, accompagne le sujet".