Jean-Pierre Gibrat donne le ton dès la première page avec les remerciements qu’il adresse au Capitaine Claude – en précisant « qui a su dire non à Pétain et oui au Sursis » – et à de nombreux acteurs de la résistance de cette époque. Il remercie aussi sa famille pour l’avoir soutenu pendant les trois années de travail à sa table de dessin.
Le tome I est paru en octobre 1997 et a reçu un accueil enthousiaste de la part de la presse et du public intéressé par la bande dessinée. Tout comme Jean-Claude Servais, dont j’ai fait dernièrement une chronique sur « La Tchalette », Jean-Pierre Gibrat est à la fois scénariste et dessinateur. « Le sursis » est son premier titre en solo. Un vrai coup de maître, lui qui dit : « tout a été raconté mais il y a la façon de le raconter ».
Au tome I, on est en 1943. Julien est un jeune homme qui doit partir en Allemagne pour le service du travail obligatoire. Il a décidé de ne pas partir – nombreux étaient ceux qui faisaient ce choix –, il a sauté du train à un moment où celui-ci roulait à faible vitesse et s’est réfugié dans son village, chez sa tante Angèle. Mais ce train a été ensuite bombardé et les gendarmes viennent annoncer son décès à sa tante. Il décide de se cacher dans la maison de l’instituteur qui a été arrêté car communiste et juif, ce que ni les nazis ni Pétain ne pouvaient tolérer. La maison est sous scellés et il pense y être à l’abri.
« 1943 n’avait fait de cadeaux à personne, sauf à moi peut-être... sans doute même. J’ai suivi la guerre sans y participer. J’ai même assisté à mon enterrement sans la pénible nécessité de mourir ; c’est dire à quel point j’ai été épargné. 1944 ne semble pas vouloir renouveler ce petit régime de faveur. »
J’ai beaucoup aimé cette idée de cachette au sein du village qui lui permet d’observer de son pigeonnier tout ce qui s’y passe, y compris son propre enterrement ! Les illustrations sont formidables, on voit tout avec lui, d’en haut, et sans être vu.
Jean-Pierre Gibrat joue parfaitement avec la lumière, avec les ombres à travers les persiennes, avec la nuit et les paysages de neige, avec la lumière des lampes aussi qui donne un vignetage intéressant, concentrant l’éclairage sur des points importants.
De son poste d’observation, il peut voir Cécile, la fille dont il est amoureux, qui travaille au café en face et est courtisée par Paul, le médecin du village.
Amour et jalousie, collaboration et résistance, psychologie fine des personnages, vraisemblance de l’action, rien ne manque pour cette BD de haut vol. Car action il y aura. Julien sort de sa cache la nuit et va croiser la route de résistants qui viennent saboter des réserves d’essence ou encore rencontrer des colonnes allemandes arrivant au village.
« A Cambeyrac, petit village aveyronnais, le calme n’est qu’apparence. Les colonnes de blindés allemands ne vont pas tarder à apparaître. »
Le contexte historique est parfaitement transmis. Le collabo Serge en tenue de la milice a bien choisi son camp et assume : « Serge profite de l’occasion pour ânonner le discours de Laval sur ce bon esprit allemand, sur cette nation victorieuse qui accepte de ne pas abuser de sa victoire »... Tu parles !
De l’amour et de l’humour pour rappeler qu’on est dans une bande dessinée et que le divertissement doit aussi être au rendez-vous : « Jamilou, c’est autre chose. C’est le benêt du village. Il travaillait dans une ferme en Bavière. On lui a confié un sac de semis, Jamilou a fait un grand trou, versé le contenu du sac puis rebouché le tout consciencieusement. L’agriculture selon Jamilou fut jugée fantaisiste et ruineuse. Le grand Reich préféra donc s’en séparer. »
Le tome II, un an plus tard en 1944, est tout aussi intéressant, avec la maladie de Julien, les soins de Cécile et la rivalité avec Paul, le médecin. L’action prend encore de l’ampleur avec des résistants et des collaborateurs qui s’affrontent de plus en plus violemment. Julien ne sera pas longtemps spectateur des drames de la guerre, rattrapé comme il le dit par l’histoire. Ce n’est pas un roman à l’eau de rose et la réalité tragique de cette période n’est pas occultée.
Au final cela donne un album que je trouve absolument magnifique. C’est un travail d’une précision incroyable, les images possèdent une force et une qualité qui donnent vie à l’histoire. Jean-Pierre Gibrat est un grand artiste, au dessin précis, un coloriste hors pair et un très grand scénariste. La bande dessinée a aussi ses classiques, nul doute que « Le sursis » est à classer dans cette catégorie, il a d’ailleurs reçu de nombreuses récompenses et les planches originales se vendent à des prix astronomiques... En tout cas on peut sans se ruiner admirer les 15 dessins, pleine page, placés à la fin de cette très belle édition, qui donnent une idée de la somme de travail et de talent permettant d’obtenir un tel résultat.
Si vous avez aimé cette critique, vous pouvez la retrouver (et bien d'autres encore) sur mon blog Bibliofeel ou clesbibliofeel, avec des photos réalisées par moi même et destinées à rendre hommage à ces artistes qui alimentent mes passions et mes journées. A bientôt !
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