Tous les prisonniers anciens qui nous avaient accueillis,guidés, douchés,habillés, tous marchaient lentement, parlaient d'une voix monocorde, avaient sur le visage cette impression désabusée, lasse, détachée de tout, qui m'avait frappé dès le début.Il semblait qu'en eux tout s'était tassé, que tout ressort était brisé, qu'ils avaient perdu leur faculté d'enthousiasme...Ils étaient mécanisés, ils ne vivaient pas, ils duraient...Ils accomplissaient machinalement les actes les plus simples que pourtant l'ardeur et la joie colorent quand on a compris le sens de l'existence.Deviendrions-nous comme eux ? Perdrions-nous le sentiment de la grandeur de la condition humaine ?
Pauvre Raymond ! Tu as tenu ta promesse, j'en suis sûr, quand les douze fusils se sont abaissés vers toi. Tu es mort simplement, comme tu avais lutté. Mon petit compagnon, dors tranquille. Tu n'es pas une victime, tu n'es pas un martyr. Tu es un soldat, un Français comme il y en a eut tant, et c'est grâce à vous, qu'à une époque où les égoïsmes et les appétits réapparaissent sournoisement partout comme une nappe empoisonnée, nous pouvons espérer.Ton ombre, debout à la croisée des chemins, barre le passage aux lâchetés d'autrefois, et désigne aux générations nouvelles la voie de la France lumineuse.
Nous touchions du doigt pour la première fois l'un des plus chers principes de l'odieux système de répression nazi : la dégradation de l'homme...On venait d'arracher brutalement à chacun sa personnalité, d'en faire un numéro sans nom, on l'avait confondu dans une masse pitoyable, on l'avait humilié en le revêtant de haillons sordides, on lui avait enlevé les apparences extérieures où s'accrochait sa respectabilité, on le bafouait en le rendant ridicule...Premier pas d'une entreprise d'abrutissement qui devait transformer des hommes en bêtes.Saurions-nous rester nous-mêmes ? Pourrions-nous lutter, tenir ? Pour ma part, j'y étais bien décidé.
Une autre bonne aubaine nous arriva peu après le sénateur belge François reçu par miracle un gros paquet de livres qui lui était adressé par la Croix-Rouge de son pays, et qui passèrent au travers du sévère réseau d'interdictions et de contrôle, on ne sait pourquoi.Des livres ! Une pâture qui m'était plus nécessaire que le pain. Nous nous les arrachions. J'arrivai à lire ainsi avec une volupté indescriptible Via Mala de Knittel, Histoire de l'art français de Hourticq, Méditerranée de Siegfried et quelques autres, parmi lesquels une Anthologie poétique d'Arland que son possesseur voulut bien me confier à demeure et dont je fis mes délices . Je lisais des pages à haute voix pour Jacques Lusseyran et nous discutions avec âpreté, car nous avions tous les deux au point de vue littéraire des idées bien arrêtées, la plupart du temps d'ailleurs concordantes.
Le temps s'écoulait ainsi...Sur fond de hurlements en russe, en tchèque, en allemand, ponctués de coups de poing - avec de longues stations prévues ou imprévues dans la neige et la bise - au rythme régulier de la grande machine répressive nazie : lever-appel, café-soupe, café-appel - se tissait lentement un lacis d'habitudes, de pensées, de camaraderies, qui allait donner à ce premier contact avec le camp de concentration, une teinte spéciale, mélange de souffrances, de rancoeurs, mais aussi de joies.
Incipit :
Je fus arrêté le 23 octobre 1943, à neuf heures du matin,... Par un Français. Il vint me chercher, me dit d'un ton mystérieux :
- Camarade, deux amis du Front National t'attendent à la porte. C'est grave. Viens vite...