Je remercie Babelio et les Editions du Félin pour l'envoi du livre de Jean Puissant "la colline sans oiseaux", publié en 1945.Belle initiative que cette réédition.
En couverture,un dessin de l'auteur qui représente le schéma du camp de Buchenwald.
En juin 1945, de retour du camp de concentration de Buchenwald (après 14 mois), Jean Puissant écrit ce livre pour raconter ce qu'il a vécu et mettre fin au cauchemar.
Son arrestation en octobre 1943, la prison d'Auxerre où il se souvient du jeune Raymond Pesant, 20 ans (torturé chaque nuit puis fusillé) : ce passage m'a beaucoup ému.
En janvier 1944, le convoi pour Compiègne avant la déportation en Allemagne au camp de Buchenwald.
Une préface nous présente cet instituteur instruit, curieux (dessin, peinture, théâtre,...) passionné de folklore régional. Grièvement blessé en 1940, invalide (il doit s'appuyer sur des cannes) résistant , membre du réseau Libération-Nord, il est arrêté dans sa classe, devant ses élèves.
"La colline sans oiseaux " est un témoignage fort et sincère, l'auteur décrit ce qu'il vit, ce qu'il perçoit, ce qu'il ressent. Il ne cache rien des rivalités entre nationalités.
Il fait partie du block des invalides "une sinistre écurie", "nous étions six cents, tous infirmes, malades ou vieillards : 400 Russes, 200 Français".
Cependant, " par cette classification j'échappais à tout travail", car Buchenwald est aussi un camp de travail avec une main d'oeuvre gratuite qui participe bien malgré elle à faire tourner la machine de guerre (les usines, les travaux de terrassement, la grande carrière : "l'enfer") .
La mort est partout, les coups tuent brutalement , quand la fatigue, le froid, la maladie tuent lentement.
Jean Puissant décrit l'horreur quotidienne, la lente dégradation physique et morale de ses compagnons : le désespoir tue.
Il doit sa survie, entre autre, à sa volonté, à sa curiosité intellectuelle, ses échanges philosophiques. Il récite des poèmes, puise dans le répertoire des chansons populaires, il écrit, "j'écrivais avec un crayon qu'un Russe m'avait cédé pour une tartine de pain. le papier ? un papier à margarine dégraissé."
"J'étais persuadé, écrit-il, que le moral avait ici une importance extraordinaire, et que celui qui, de toutes ses forces, ne voulait pas mourir, conjurait le sort ."
Je pense qu'il est important de lire ce témoignage bouleversant, hommage à tous ceux qui ne sont pas revenus "car, ici, il ne s'agit pas seulement des faits, il s'agit des valeurs, il s'agit du sacrifice rendu aux mots pour qu'ils gardent leur sens - liberté, honneur, démocratie, France, humanité..."
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Tous les prisonniers anciens qui nous avaient accueillis,guidés, douchés,habillés, tous marchaient lentement, parlaient d'une voix monocorde, avaient sur le visage cette impression désabusée, lasse, détachée de tout, qui m'avait frappé dès le début.Il semblait qu'en eux tout s'était tassé, que tout ressort était brisé, qu'ils avaient perdu leur faculté d'enthousiasme...Ils étaient mécanisés, ils ne vivaient pas, ils duraient...Ils accomplissaient machinalement les actes les plus simples que pourtant l'ardeur et la joie colorent quand on a compris le sens de l'existence.Deviendrions-nous comme eux ? Perdrions-nous le sentiment de la grandeur de la condition humaine ?
Pauvre Raymond ! Tu as tenu ta promesse, j'en suis sûr, quand les douze fusils se sont abaissés vers toi. Tu es mort simplement, comme tu avais lutté. Mon petit compagnon, dors tranquille. Tu n'es pas une victime, tu n'es pas un martyr. Tu es un soldat, un Français comme il y en a eut tant, et c'est grâce à vous, qu'à une époque où les égoïsmes et les appétits réapparaissent sournoisement partout comme une nappe empoisonnée, nous pouvons espérer.Ton ombre, debout à la croisée des chemins, barre le passage aux lâchetés d'autrefois, et désigne aux générations nouvelles la voie de la France lumineuse.
Nous touchions du doigt pour la première fois l'un des plus chers principes de l'odieux système de répression nazi : la dégradation de l'homme...On venait d'arracher brutalement à chacun sa personnalité, d'en faire un numéro sans nom, on l'avait confondu dans une masse pitoyable, on l'avait humilié en le revêtant de haillons sordides, on lui avait enlevé les apparences extérieures où s'accrochait sa respectabilité, on le bafouait en le rendant ridicule...Premier pas d'une entreprise d'abrutissement qui devait transformer des hommes en bêtes.Saurions-nous rester nous-mêmes ? Pourrions-nous lutter, tenir ? Pour ma part, j'y étais bien décidé.
Une autre bonne aubaine nous arriva peu après le sénateur belge François reçu par miracle un gros paquet de livres qui lui était adressé par la Croix-Rouge de son pays, et qui passèrent au travers du sévère réseau d'interdictions et de contrôle, on ne sait pourquoi.Des livres ! Une pâture qui m'était plus nécessaire que le pain. Nous nous les arrachions. J'arrivai à lire ainsi avec une volupté indescriptible Via Mala de Knittel, Histoire de l'art français de Hourticq, Méditerranée de Siegfried et quelques autres, parmi lesquels une Anthologie poétique d'Arland que son possesseur voulut bien me confier à demeure et dont je fis mes délices . Je lisais des pages à haute voix pour Jacques Lusseyran et nous discutions avec âpreté, car nous avions tous les deux au point de vue littéraire des idées bien arrêtées, la plupart du temps d'ailleurs concordantes.
Le temps s'écoulait ainsi...Sur fond de hurlements en russe, en tchèque, en allemand, ponctués de coups de poing - avec de longues stations prévues ou imprévues dans la neige et la bise - au rythme régulier de la grande machine répressive nazie : lever-appel, café-soupe, café-appel - se tissait lentement un lacis d'habitudes, de pensées, de camaraderies, qui allait donner à ce premier contact avec le camp de concentration, une teinte spéciale, mélange de souffrances, de rancoeurs, mais aussi de joies.