AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Cannetille


Le visionnaire méthodique de notre globe rond et achevé, son concepteur illuminé, est un Juif allemand converti de Nuremberg, un rat de bibliothèque fulgurant d’intuition qui s’appelle Martin Behaïm.
(…)
Le poids de la religion chrétienne freine la science encore balbutiante et terrorise les esprits les plus aérés de ce temps, cent ans avant la naissance de Galilée que le tribunal de l’Inquisition condamnera, dix ans avant celle de Copernic qui ne publiera ses théories que quelques jours avant sa mort par crainte des foudres pontificales et de menaces physiques sur sa personne. Mais Behaïm, juif converti, n’est plus juif et pas plus chrétien. Le poids des Écritures ne l’arrête plus. Il ne se connaît pas d’autre loi que la rigueur de son intelligence. Attitude inconcevable et dangereuse. C’est pourquoi il fait preuve d’une prudence immense, protège l’accès de sa maison par un invisible rempart d’épreuves initiatiques à franchir et ne se livre peu à peu et rarement qu’à proportion du degré de conception et de complicité scientifiques qu’il découvre chez eux qu’il a accepté de recevoir.
(…)
Un pinceau fin à la main, Behaïm ajoute lui-même à petites touches précises, sur le premier de tous les globes terrestres qui ait jamais été conçu, la figuration dessinée de renseignements qu’il tient désormais pour certains. Le cap où finit cette terre où nul n’a encore débarqué, il ne lui donne pas de nom mais le trace de telle façon, haché de traits et de ronds évoquant la pluie et la neige, que Magellan ne s’y trompera pas. Puis il pense à la force agressive du courant qui lui a été décrite plusieurs fois, à la violence du flot au pied de ce cap qui ne s’explique véritablement que s’il faisait irruption d’un goulet, d’un détroit, d’un passage communiquant avec une autre masse d’eau libre pesant à l’ouest de tout son formidable poids. Alors il dessine une île, au sud et face au cap. Ce n’est plus tout à fait une vision, comme chez Enrique le Navigateur prophétisant la Terre de Feu, à peine encore une hypothèse. Cette terre, nul ne l’a jamais vue. Nul n’en a soupçonné la présence. On ne lui en a jamais parlé. Le cap, oui. Cette île, non. Mais c’est l’ultime pièce du puzzle et il sait qu’elle doit se placer là, comme un pilier de cathédrale, parce que l’architecture du globe ne peut se concevoir autrement. Il ne l’invente pas. Il lui suffit de fermer les yeux et de se plonger dans ses pensées pour que cette île, justement, saute aux yeux. Puis il calligraphie trente lettres en gothique environnées de traits pointus figurant des vagues écumantes et qui se perdent dans le pointillé de la Terra incognita : PASSAGE VERS LA GRANDE MER DE L’OUEST. Enfin, selon l’admirable romantisme de ce temps qui ne peut se passer d’images naïves, au milieu de queues de baleine surgissant de l’océan déchaîné, de phoques dressés sur des rochers comme des animaux héraldiques, il dessine à l’entrée du détroit un minuscule canot monté par des sauvages nus dont le chef ressemble à Lafko.
(...)
Puis il se recule et juge son œuvre. C’est vraiment l’œuvre de sa vie. Dans le cabinet secret attenant à sa bibliothèque, éclairée par des chandeliers qui en projetant l’ombre sur les murs, trône la sphère fabuleuse, monuentale, représentation interdite de ce monde, le pôle Nord atteignant le plafond et l’équateur cerné d’une galerie où l’on accède par une échelle. Une merveille d’ébénisterie tendue de parchemin sur lequel il n’est pas un détail de la géographie du globe que Behaïm n’ait recoupé plusieurs fois, de la bouche de plusieurs capitaines, avant de l’y faire figurer lui-même à la pointe de son pinceau. Personne n’entre jamais dans cette pièce, à l’exception du maître des lieux et de ceux des plus grands capitaines qu’il juge dignes de la révélation.
(…)
Lorsque Vasco de Gama, après Cam et Dias, dévale les degré de latitude le long de la côte d’Afrique jusqu’au cap de Bonne-Espérance qu’il se décide enfin à doubler pour cingler vers les Moluques en dépit des supplications de son équipage terrifié, il n’y montre que peu de mérite, seulement celui de l’endurance. Il savait. Sa route lui avait été tout entière tracée par Behaïm, à Nuremberg. Lorsque Christophe Colomb, affrontant la révolte de ses marins, leur jure qu’après un nombre de jours donné une terre surgira de l’horizon, cette terre, il l’avait déjà vue, à sa position presque exacte, sur le globe de Nuremberg. Quand enfin elle lui apparaîtra, il en sera soulagé, certes, mais étonné, non pas. Lui aussi savait.
Il n’y a pas eu de grands découvreurs, seulement des marins courageux, avisés. Ou plutôt il n’y en a eu qu’un : Behaïm.
Commenter  J’apprécie          20





Ont apprécié cette citation (2)voir plus




{* *}