Jess Ryder

Le secret demeure tendu entre nous comme une membrane impénétrable. J’aimerais la réconforter, mais j’ai l’impression qu’elle est hors d’atteinte, au-delà d’un immense gouffre émotionnel. Ces deux dernières semaines, j’ai évité de me retrouver seule avec elle et je n’en suis pas fière. Nous n’avons jamais été très proches, contrairement à certaines de mes amies qui entretiennent un lien étroit avec leur mère, comme c’était le cas entre mon père et moi. De mes deux parents, ce n’est pas vers elle que je me tournais en cas de problème, mais j’ai toujours estimé que l’on s’aimait et s’entendait bien. Pourtant maintenant, quand je suis avec elle, je me sens muette et maladroite. Je suis certaine qu’elle s’en rend compte, mais comme à son habitude elle ne me dit rien – sans doute pense-t-elle que je reste fermée comme une huître à cause du chagrin. Arun est de plus en plus contrarié par mes cachotteries.

« Les souris ne peuvent pas te faire de mal, dit papa – pardon, disait. Elles ont plus peur de toi que tu as peur d’elles. » Comme si on pouvait le savoir. J’ai toujours pensé que mon père était un peu menteur sur les bords, seulement je n’avais pas conscience qu’il l’était à échelle industrielle.

Si j’en parle à maman, je risque de détruire sa tranquillité d’esprit. Si je me tais, je suis complice du secret. J’ai l’impression d’être étendue au fond de la mer, prisonnière d’un filet. L’eau est épaisse et boueuse, et, quel que soit l’angle sous lequel je la considère, ma situation est inextricable. Ce serait facile de me libérer, il me suffirait de dire la vérité. Le problème, c’est que j’ignore encore toute la vérité. Je ne sais pas pourquoi papa menait cette double vie. Parce qu’il aimait le danger et le frisson ? Parce qu’il était incapable de se décider ? Ou était-il embourbé lui aussi ?

Faire corps avec la machine, se fier à son instinct pour se pencher dans les virages, formant un angle idéal avant d’accélérer au bon moment. La liberté que vous procure cet anonymat lorsque vous slalomez dans la circulation, visière baissée et cuir noir de rigueur, pour prendre de vitesse les feux de signalisation, insultant au passage les automobilistes qui osent vous barrer la route. Plus tard, sur le chemin du retour, votre passion assouvie, vous relâcherez l’accélérateur et appuierez tout en douceur sur le frein jusqu’à ce qu’elle s’arrête, avant de détacher vos mains du guidon.

On ne peut pas discuter d’une question aussi complexe et importante que celle-ci par messages interposés. Les textos permettent une communication succincte, pour convenir d’un rendez-vous, pour les excuses et les rappels, pour manifester sa sympathie ou son chagrin. Ils sont particulièrement utiles pour les mensonges et les tromperies, et pendant des années il a exploité ces fonctions spécifiques. Mais cette fois, c’est différent. Elle utilise son téléphone comme une arme. Non seulement c’est irresponsable, mais c’est indigne.

Je l’aime comme tout un chacun aime sa mère, mais c’était vers mon père que je me tournais quand j’avais un problème. C’était son opinion qui comptait réellement. Maman semblait toujours plus intéressée par son travail, et elle me donnait l’impression que c’était à moi de m’adapter. J’étais une fille à papa dans toute sa splendeur. Or, maintenant, tout a changé. Maintenant, c’est maman qui compte, et Arun a raison. Je dois le lui dire. Même si Sophie tient absolument à ce que je n’en fasse rien.

Pendant des années, il a tiré profit de sa beauté nordique saisissante, mais à présent elle lui pèse comme une malédiction. Il rejoint sa mallette et sort un téléphone à carte de la poche intérieure. Il a oublié de le recharger au travail, et maintenant la batterie est presque à plat. Il regarde le petit écran en plissant les yeux et son ventre se noue lorsqu’il lit les messages. Alors, elle aussi est réveillée.
Le délai est presque écoulé.
Je suis sérieuse.

Cet égoïsme, cette cruauté… incommensurable. Maintenant, je le revois en train de danser avec maman à la fête de leurs noces d’argent l’an dernier, éméché et collé contre elle. Il avait l’air si heureux de la vie qu’il menait. Et pendant tout ce temps il entretenait une relation avec une autre femme… Les flammes de la colère obscurcissent à présent le tableau, qui se désintègre et retombe en cendres.

C’est comme si chacune était tombée dans le cauchemar de l’autre et que nous ne parvenions plus à en sortir. Pourtant, nous savons toutes les deux que ce n’est pas un rêve. Tout est aussi vrai que nature. La maisonnette, cette chambre, ce moment hors du commun. Elle est réelle. Tout comme je suis réelle à ses yeux. Je ne sais même pas par où commencer.

spirituelle de vivre chaque minute avec amour, bonté et reconnaissance.