Ce que j’appréciais chez elle était sa capacité à imaginer tout ce qu’elle ne pouvait pas voir – yani, toute la beauté du monde, comme les couleurs de l’automne qu’elle assimilait à de l’or jeté dans une tombe, ou l’herbe qui givrait dans l’ombre des arbres, comme si l’été avait vieilli et que cette herbe était ses cheveux blancs.
En fait, cette dame voyait mieux que quiconque, justement parce qu’elle était aveugle.
Donna Haraway, l’auteure du visionnaire Manifeste cyborg, avait un jour écrit, à propos de la science-fiction en tant que genre […] qu’elle était une “négociation entre les mondes”.
Les clichés d’Al-Mima en tête, je me demandai si ce n’était pas exactement ce que les textes de la jeune femme faisaient : négocier avec ce monde qui avait fait d’elle une personne si effroyablement nuisible.
Rappelle-toi, nous sommes un poème d’amour.
Je ne crois plus du tout en cette conception qui voudrait que le temps soit une ligne droite. Selon moi, cette histoire, comme n’importe quelle autre histoire qui puisse être racontée, n’a pas qu’un seul commencement, elle en a plusieurs. Et rien ne se termine jamais vraiment.
Mes chaussures collaient au sol quand je me levais de table, car certaines personnes se débarrassaient de leur viande en la balançant simplement par terre et à force, une couche de chair grise en putréfaction s’était formée autour de chaises. Un morceau de saucisse de la veille vint se loger dans le motif de ma semelle et tandis que je me tenais en équilibre pour essayer de le décoincer avec une fourchette en plastique, je repensai à ce mec qui, dans le Coran, se réveillait prisonnier du ventre d’un poisson géant qui l’avait avalé.
Le vide qui se trouvait à l’intérieur des mots, et à cause duquel on ne faisait plus de différence entre des choses pourtant bien distinctes. Yani un musulman et un terroriste. Ou un infirmier et un agent de sécurité. On ne faisait plus la différence entre le sang dans mes veines et le couteau d’Amin. Plus aucune différence entre mon cœur qui battait et les bombes qui explosaient en Algérie.
Nous étions nés en Suède sans être suédois, et cela nous avait rendus irréels. Le seul moyen pour nous de redevenir réels, c’était mourir.
Des vivants, il ne reste plus que des soupirs, des ombres furtives jetées sur un mur.
La lumière est devant nous.
Nos ombres ne nous quittent jamais. Elles nous poursuivent.