AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Lutvic


Les mots me préoccupaient. Je m'étais déjà demandé dans quelle mesure les différences entre Allemands et Russes, en termes de réaction aux tueries de masse, et qui faisaient que nous avions finalement dû changer de méthode, pour atténuer la chose en quelque sorte, alors que les Russes semblaient, même après un quart de siècle, y rester imperméables, pouvaient tenir à des différences de vocabulaire : le mot « Tod », après tout, a la raideur d'un cadavre déjà froid, propre, presque abstrait, la finalité en tout cas de l'après-mort, tandis que « smiert' », le mot russe, est lourd et gras comme la chose elle-même. Et le français, dans ce cas ? Cette langue, pour moi, restait tributaire de la féminisation de la mort par le latin : quel écart finalement entre « la » Mort et toutes les images presque chaudes et tendres qu'elle suscite, et le terrible Thanatos des Grecs ! Les Allemands, eux, avaient au moins préservé le masculin (« smiert' », soit dit en passant, est aussi un féminin). Là, dans la clarté de l'été, je songeais à cette décision que nous avions prise, cette idée extraordinaire de tuer tous les Juifs, quels qu'ils soient, jeunes ou vieux, bons ou mauvais, de détruire le Judaïsme en la personne de leurs porteurs, décision qui avait reçu le nom, bien connu maintenant, d'« Endlösung » : la « solution finale ». Mais quel beau mot ! Pourtant, il n'avait pas toujours été synonyme d'extermination : depuis le début, on réclamait, pour les Juifs, une « Endlösung », ou bien une « völlige Lösung » (solution complète) ou encore une « allgemeine Lösung » (solution générale), et selon les époques, cela signifiait exclusion de la vie publique, exclusion de la vie économique, enfin émigration. Et peu à peu, la signification avait glissé vers l'abîme, mais sans que le signifiant, lui, change, et c'était presque comme si ce sens définitif avait toujours vécu au cœur du mot, et que la chose avait été attirée, happée par lui, par son poids, sa pesanteur démesurée, dans ce trou noir de l'esprit, jusqu'à la singularité : et alors on avait passé l'horizon des événements, à partir duquel il n'y a plus de retour. On croit encore aux idées, aux concepts, on croit que les mots désignent des idées, mais ce n'est pas forcément vrai, peut-être n'y a-t-il pas vraiment d'idées, peut-être n'y a-t-il réellement que des mots, et le poids propre aux mots. Et peut-être ainsi nous étions-nous laissé entraîner par un mot et son inévitabilité. En nous, donc, il n'y aurait eu aucune idée, aucune logique, aucune cohérence ? […] dans les correspondances, dans les discours aussi, les tournures passives dominaient, « il a été décidé que... », « les Juifs ont été convoyés aux mesures spéciales », « cette tâche difficile a été accomplie », et ainsi les choses se faisaient toutes seules, personne ne faisait jamais rien, personne n'agissait, c'étaient des actes sans acteurs, ce qui est toujours rassurant, et d'une certaine façon ce n'étaient même pas des actes, car par l'usage particulier que notre langue nationale-socialiste faisait de certains noms, on parvenait, sinon à entièrement éliminer les verbes, du moins à les réduire à l'état d'appendices inutiles (mais néanmoins décoratifs), et ainsi, on se passait même de l'action, il y avait seulement des faits, des réalités brutes soit déjà présentes, soit attendant leur accomplissement inévitable (Folio, 2006 : pp. 900-901, 902).
Commenter  J’apprécie          263





Ont apprécié cette citation (21)voir plus




{* *}