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Citation de Aquilon62


À nouveau

1. En 1990, une femme qui m’était alors proche sollicita Maurice Blanchot pour une revue qu’elle éditait. La réponse lui parvint sous la forme de deux lettres : l’une, manuscrite et personnelle, l’autre, tapée à la machine et publique. Je traduisis en anglais cette dernière (sous un nom d’emprunt) pour la revue en question. Elle débutait ainsi : « Chère Madame, pardonnez-moi de vous répondre par une lettre. Lisant la vôtre où vous me demandez un texte qui s’insérerait dans le numéro d’une revue universitaire américaine (Yale) avec pour sujet “La littérature et la question éthique”, j’ai été effrayé et quasiment désespéré. “À nouveau, à nouveau”, me disais-je. Non pas que j’aie la prétention d’avoir épuisé un sujet inépuisable, mais au contraire avec la certitude qu’un tel sujet me revient, parce qu’il est intraitable. »

2. Un sujet intraitable qui me revient. On pourrait tout aussi bien dire une pierre lancée à la tête, qui m’assomme, me rend bête. Je n’avais même pas commencé que j’étais déjà épuisé. Blanchot encore : « Vouloir écrire, quelle absurdité : écrire, c’est la déchéance du vouloir. »

3. C’était vers le début de 2021, alors que l’Europe émergeait péniblement du Covid. Un ami me proposa d’écrire sur Babyn Yar. « Pourquoi tu n’écrirais pas quelque chose sur Babyn Yar ? Tu devrais écrire sur Babyn Yar. » À nouveau ? Oh non, pas à nouveau.

4. Cet ami était très convaincant. « Écoute, tu travailles sur Tchernobyl, me disait-il. Babyn Yar c’est pareil, c’est une Zone. » L’idée n’était pas inintéressante. D’autant plus que « Zone d’exclusion », le terme d’usage en français comme en anglais, n’est pas une traduction correcte : Zona vidtchouzhennia, le terme ukrainien, tout comme le terme russe Zona ottchouzhdeniia, serait plutôt « Zone d’aliénation ». Pour un temps, j’ai vaguement songé à en faire mon titre. Mais c’était une fausse piste.

5. Antoine d’Agata se trouvait par hasard à Kyiv. « Si on faisait ça ensemble ? », je lui ai dit. Dans le désarroi et la confusion, c’est toujours mieux d’avoir de la compagnie.

6. On est allés ensemble visiter l’endroit. C’était en avril, il faisait gris, les arbres étaient nus. Il n’y avait vraiment pas grand-chose à voir. J’ai dressé un inventaire : deux parcs, une forêt, un grand ravin et quelques petits, une rivière souterraine, des monuments (beaucoup de monuments), trois églises dont une fort ancienne et deux neuves, une synagogue elle aussi flambant neuve, un asile psychiatrique, une prison psychiatrique, un institut psychiatrique inachevé, deux cimetières (l’un orthodoxe, l’autre militaire), les traces de deux autres cimetières rasés (l’un juif, l’autre orthodoxe), les bureaux de la télévision ukrainienne, la tour de la télévision ukrainienne, des immeubles d’habitation, des boutiques, des écoles et des jardins d’enfants, un cinéma abandonné, un métro, une maternité, un hôpital, une morgue. Antoine était aussi peu convaincu que moi : « Tu veux que je photographie quoi, au juste ? » Décidément, me disais-je, mieux vaudrait peut-être tout planter là. Oublier cette histoire, passer à autre chose.

(INCIPIT)
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