Dans le cas du malade B..., c'est l'aspect moral de l'existence réifiée qui domine la scène.(...). Pour lui, les êtres n'ont de valeur qu'en fonction des services qu'ils sont susceptibles de lui rendre. C'est très exactement ce que, de nos jours, on a pris l'habitude d'appeler la "morale objective"; c'est aussi celle de l'enfant qui n'a pas encore dépassé le stade de l'égocentrisme.
(De la différence entre égoïsme et égocentrisme)
l'égoïste se soucie de ses seuls intérêts, l'égoïsme est un phénomène moral; l'égocentrique se croit au centre du monde, l'égocentrisme est, avant tout, un phénomène logique et ontologique. Avec l'égoïste le dialogue reste possible; convainquez-le qu'il défend mal ses intérêts bien compris, et il changera d'attitude. Avec l'égocentrique il n'y a pas de dialogue possible car pour le convaincre il faut redresser la distorsion des coordonnées logiques de son existence.
Le rôle que joue le menteur est un rôle extérieur à son personnage. La liberté du menteur n'est qu'apparence. Du point de vue anthropologique le mensonge apparaît donc comme un phénomène périphérique de la psychopathologie. Ce sont probablement les mêmes forces - ou plus exactement les mêmes faiblesses - qui obligent telle personne à se réfugier dans le délire et telle autre à essayer d'"avancer" dans la vie sur les fragiles béquilles du mensonge.
"Je suis fin ou commencement." Kafka était-il une fin ou un commencement ? Nous n'en savons rien, c'est peut-être le problème clé de l'avenir de la civilisation. Jusqu'ici, seul l'aspect négatif de son oeuvre paraît valable. La réification est présente dans notre vie quotidienne, mais personne ne nous montre encore le chemin du cirque de d'Oklahoma. La négativité de l'époque c'est l'échec de l'humain.
La fausse conscience – c'est-à-dire l'ensemble de ces structures régressives et déréalistes en psychologie politique – nous est apparue ainsi comme étant essentiellement une prise de conscience adialectique, anaxiologique et abstraite de réalités significatives et concrètement dialectiques.
Bornons-nous à constater que l'excès d'identification (ou identification illégitime), semble bien constituer une structure logique fondamentale des divers aspects de l'aliénation. Et cette structure fondamentale est une structure a-dialectique, réifiée.
C'est un fait que tous les totalitarismes ont en commun une sorte de peur de la dialectique; aucun n'aime non plus que l'on touche de trop près au problème de l'inconscient.
(...) Un schizophrène dort en chacun de nous; les totalitaires le réveillent pour le mettre à leur service. Tel est, à notre sens, l'essentiel des rapports généraux de l'aliénation et de l'esprit totalitaire.
Sans vouloir identifier de façon simpliste "fausse conscience" et "conduite d'échec", il est permis de constater qu'à tout le moins aux États-Unis, cette équation correspond à quelque chose de réel. L'impopularité actuelle de la politique américaine est assez largement une séquelle du maccarthysme. La théorie de l'aliénation peut ainsi apporter sa contribution à l'élaboration d'une typologie de l'erreur politique : il existe des "erreurs conjoncturelles" dues à l'information insuffisante des dirigeants et des "erreurs structurelles" tributaires d'une vision faussée. Nous avons là probablement un instrument utile pour la recherche historique.
La psychopathologie n'est pas seulement, n'est même pas essentiellement, une pathologie de l'intelligence. C'est la pathologie de tout ce qui est humain dans l'homme. C'est aussi le cordon ombilical qui relie la médecine à l'anthropologie.
Jusqu'ici il a été peu question du mensonge et un lecteur pourrait se dire que le seul mensonge de cette étude est celui qui a permis à son auteur de se livrer à toutes sortes d'élucubrations philosophico-psychiatriques sans l'ombre d'un rapport avec le sujet annoncé. Nous y arrivons pourtant et de plain-pied. Nous avons essayé de dégager le “type idéal” de la maladie mentale, constitué par la perte de liberté, la solitude, la perte du sens de la rencontre, la dégradation des valeurs du monde propre. Et bien le menteur est aussi seul, sans liberté, sans rencontre, et il vit également dans un univers dévalorisé. Le mensonge n'est pas une maladie mentale mais sa structure est celle de la maladie mentale. Il n'est plus permis en 1966, de faire une étude sur un sujet philosophique, sans employer le terme “structure”. Je ne l'ai pas utilisé jusqu'ici, cette fois cette omission est réparée.
Nul ne mettra en doute, je suppose, le caractère égocentrique du mensonge ; c'est une donnée classique. L'homme qui dit la vérité postule que son interlocuteur en fait autant ; justifié ou non ce postulat n'a rien d'absurde. L'univers de la vérité est un univers de relations réversibles ; un univers adulte. Le menteur doit en revanche postuler que son adversaire dit la vérité ; la conduite mensongère n'est pas généralisable, un univers du mensonge généralisé serait un univers absurde. Il en résulte que le menteur est seul, que son dialogue est un faux dialogue, qu'il entretient une illusion de rencontre où il est à la fois artisan et dupe. Par contre, la perte de liberté du menteur peut être contestée et on imagine assez bien un Calliclès moderne chantant l'éloge de la magnifique liberté du menteur opposée à l'esclavage de celui que l'on qualifie de façon caractéristique de “serviteur” de la vérité. Ce serait là une démonstration spécieuse. L'homme qui dit la vérité ne subit que sa propre loi. Le menteur voit son mensonge s'objectiver, devenir une puissance étrangère qui lui impose une loi étrangère. Le pire moment de la carrière du menteur est peut-être celui où son mensonge rencontre créance. C'est un thème littéraire assez courant ; je me bornerai à citer le film bien connu : Le Général della Rovere ou encore le roman de Joseph Conrad (dont on a fait également un film) Sous les yeux de l'Occident (Under western eyes). Le menteur est obligé d'assumer un rôle qui n'est pas le sien, qui lui est extérieur ; il doit réagir en fonction de ce rôle artificiel, vivre dans la terreur de la gaffe qui pourrait le trahir. Il éprouve souvent le moment où il finit par être démasqué, comme une sorte de libération.
Dans un article publié en 1946, j'ai essayé d'interpréter le rationalisme morbide comme une obsession de l'identité. Selon Émile Meyerson l'identification est une dimension essentielle du cheminement de la pensée mais c'est un facteur statique qui doit être contrebalancé par l'intuition du divers dont la fonction est de maintenir le contact avec la réalité.