La notion d'aliénation est devenue si prégnante et si dérangeante en nos modernes sociétés que d'un commun accord, tous ceux qui font profession de penser l'ont prudemment rangé au placard. C'est comme la pollution de l'air ou des rivières : quand cela est devenu une norme quotidienne, on cesse d'en parler. Une multitude de vocables à connotation scientifique ont donc été inventés tout spécialement pour écarter ce concept importun. Quand l'on veut noyer son chien, on prétend qu'il a la rage, dit le proverbe. Il faut donc remonter un bon demi-siècle en arrière pour retrouver un chercheur osant vraiment se confronter à cette inquiétante formulation.
Joseph Gabel, sociologue et philosophe d'origine hongroise, devenu français en 1950, auteur également du remarquable ouvrage "La fausse conscience", osa donc cette confrontation. Il en retira une étonnante lucidité sur les évolutions possibles du totalitarisme, mondialement.
Lui qui, par exemple, disait déjà "Le progrès technique n'a pas ouvert la porte de notre prison : il nous a fait simplement changer de cellule."
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Sans vouloir identifier de façon simpliste "fausse conscience" et "conduite d'échec", il est permis de constater qu'à tout le moins aux États-Unis, cette équation correspond à quelque chose de réel. L'impopularité actuelle de la politique américaine est assez largement une séquelle du maccarthysme. La théorie de l'aliénation peut ainsi apporter sa contribution à l'élaboration d'une typologie de l'erreur politique : il existe des "erreurs conjoncturelles" dues à l'information insuffisante des dirigeants et des "erreurs structurelles" tributaires d'une vision faussée. Nous avons là probablement un instrument utile pour la recherche historique.
"Je suis fin ou commencement." Kafka était-il une fin ou un commencement ? Nous n'en savons rien, c'est peut-être le problème clé de l'avenir de la civilisation. Jusqu'ici, seul l'aspect négatif de son oeuvre paraît valable. La réification est présente dans notre vie quotidienne, mais personne ne nous montre encore le chemin du cirque de d'Oklahoma. La négativité de l'époque c'est l'échec de l'humain.
C'est un fait que tous les totalitarismes ont en commun une sorte de peur de la dialectique; aucun n'aime non plus que l'on touche de trop près au problème de l'inconscient.
(...) Un schizophrène dort en chacun de nous; les totalitaires le réveillent pour le mettre à leur service. Tel est, à notre sens, l'essentiel des rapports généraux de l'aliénation et de l'esprit totalitaire.
Bornons-nous à constater que l'excès d'identification (ou identification illégitime), semble bien constituer une structure logique fondamentale des divers aspects de l'aliénation. Et cette structure fondamentale est une structure a-dialectique, réifiée.
La "fausse conscience" - si admirablement analysée par George Lukacs - est un phénomène social de caractère schizophrénique ; sa base est la réification des catégories économiques (Verdinglichung) qui situe l'homme dans un univers inhumain, figé, à durée spatialisée ; un monde de la quantité.