Ce prénom qu’ils ont pourtant choisi, je dirais même qu’ils ont choisi en toute liberté, qu’ils ont choisi en âme et conscience, plonge à présente mes parents dans un embarras dont je me sens responsable. Que la trahison et le suicide de Judas Iscariote ait eu pour décor le Jardin des Oliviers m’apparaît comme un élément à ma charge. Au jardin, je suis par mon seul prénom celui qui en mine la paix, la stabilité, le fragile équilibre. Si un jour l’Eden n’est plus ce qu’il est, si le Paradis fait faillite et doit mettre la clef sous le paillasson, ce sera à cause de moi et de personne d’autre.
Le doigt sur l'aventure
Le pied dans l'inventaire
Même si l'affaire n'est pas sûre
Ne pas s'enfuir, ne pas s'en faire
Mon père traverse la cour transportant une double échelle qu’il finit par poser contre le mur ouest ― côté Thomas & Piron. Entre l’écran de mon ordinateur et la fenêtre qui me fait face, mes yeux circulent et balaient l’espace comme ceux d’un contrôleur aérien. Je le regarde monter avec assurance puis jeter un œil par-dessus le mur. Il tient à suivre l’avancement des travaux de l’autre côté. Il salue. Il parle. Je ne vois rien de ce qu’il voit. Je me contente d’imaginer. Il tend le bras vers la gauche, puis la droite. Il s’informe, donne des conseils et semble bénir une foule invisible comme le fait le pape le dimanche de pâques. Et finalement, il redescend, content de lui.
Comme il n’existe pas de saint Judas au calendrier grégorien, on me fête le jeudi saint, une date qui sème le trouble dans notre famille. Ce prénom qu’ils ont pourtant choisi en âme et conscience, plonge à présent mes parents dans un embarras dont je me sens responsable. Que la trahison de Judas l’Iscariote ait eu lieu au jardin des oliviers m’apparaît comme un élément à ma charge. Au jardin, par mon prénom, je suis celui qui mine la paix, la stabilité, le fragile équilibre. Si un jour l’Eden n’est plus ce qu’il est, si le paradis fait faillite et doit mettre la clef sous le paillasson, ce sera à cause de moi et de personne d’autre.
Je jeudi saint, la gêne me submerge. J’ai la douloureuse impression de décevoir plus que les autres jours de l’année. […].C’est bien simple, ce jour-là, je n’ose embrasser personne.
Ignorant tout du surnom dont ma mère m’affuble (Buchenwald), monsieur Champenoix, qui remplace monsieur Martin, évoque en classe l’existence des camps de concentration, précisant qu’en pareille circonstances les gros et les plus riches mourraient les premiers, le régime de privation les fauchant comme des mouches alors que les maigres et surtout les maigres de milieux modeste, plus habitués aux restrictions, résistaient mieux. Même bien mieux selon monsieur Champenoix. A partir de ce jour, je mange encore moins que d’habitude. Je veux juste être le plus maigre possible.
… ma mère excelle absolument dans TOUS les autres domaines d’activités ; elle est d’une habilité et d’une créativité confondantes. Rien ne lui résiste. Elle sait tout faire. Elle garnit les fauteuils, tapisse, restaure, recouvre et peint sans jamais arrêter d’enchanter le monde. C’est une fourmi qui coud à longueur de journée. Cerise, ma mère, n’imagine pas porter une robe qu’elle n’aurait pas créé elle-même. Chaque vêtement qu’elle porte a d’abord été un marathon, un chantier à part entière qui implique un planning, le choix du modèle à mettre à sa traille, l’achat de tissus dans les rayons de la Maison Dorée ainsi que l’usage d’un vocabulaire dont je reste résolument attaché. Dans sa bouche bardée d’épingles, le mots : « flanelle, plastron, ruflette, popeline, taffetas » donnent à la moindre de ses entreprises le mystère des rituels païens ; un vocabulaire calligraphié sur les boîtes à cigares à côté de celles notées boutons, pressions, fermeture éclair, passementerie, cordonnets, … .
Cette avalanche de mots qui sont l’occasion d’incessantes plongées dans les sept volumes de mon Larousse.
L’oie posera des problèmes. Elle nous est cédée par des amis de mes parents dont les enfants ont reçu pour la fête de Pâques des poussins qui, dès le début de l’été, se sont révélés être d’énormes oies bruyantes et réfractaires. Celle que nous accueillons terrorise ma sœur. Comme nous n’avons aucune idée de la façon dont on traite les oies, nous l’éduquons comme un chien. Nous l’appelons Boby, jouons avec elle à « Ramène la balle » et la faisons dormir dans la niche au milieu du garage. En deux semaines, la pauvre bête est déprogrammée. Elle a perdu tous ses repères d’oie et devient de plus en plus violente. Sans nous en rendre compte, nous avons produit une sorte de doberman palmé.
Mon professeur s’appelle monsieur Martin. J’ai l’impression qu’il est à peine plus âgé que nous. Son physique poupin rappelle celui du président Kennedy quelques mois avant son assassinat. Ma mère le trouve très séduisant, elle ne cesse de répéter que son élégance rappelle celle de mon père, ce qui dans sa bouche est le plus beau compliment qu’on puisse faire à un homme. Il conduit une voiture de sport décapotable et compte se marier au printemps, ce qui ravit ma mère qui ne raffole rien autant que les gens qui se marient. Mais quelques semaines après le début de l’année, il est victime d’un grave accident de la route.
… et, bien sûr, l’Atomium, au rez-de-chaussée duquel je vais régulièrement saluer ma tante M. qui y est hôtesse. Incroyablement séduisante dans son tailleur bleu pétrole. D’une beauté qui m’intrigue et me réconcilie avec cette partie du monde extra-muros. Blonde comme ma mère mais en plus jeune. Plus désinvolte. Comme on en voit dans la revue Jardin des modes.