Kathryn Croft

Il parle poliment, mais son petit sourire en coin trahit ses véritables intentions. D’habitude, je n’aime pas ce genre de comportement, mais c’est différent avec lui. Il paraît trop sûr de lui pour être un de ces idiots qui essaient de mal se comporter afin de dissimuler leur faiblesse véritable.

Même si je semblais exister plutôt que vivre, je remplissais précautionneusement chaque minute de ma journée. Tout temps libre était toxique pour moi. Dans ces situations, mes pensées pouvaient prendre le dessus sur moi, ce qu’il me fallait éviter à tout prix. Garder mes pensées à distance était devenu mon principal objectif.

Je ne pouvais pas laisser un inconnu interférer ainsi avec ma propre existence. Je vivais ma vie dans mon coin, sans faire de mal à personne ; quel droit avait-il de saper les bases de mon monde ? Même si je ne pouvais pas faire grand-chose pour éviter qu’il me contacte à nouveau, je ne resterais pas assise là sans rien faire, lui laissant penser que son action portait ses fruits.

Par gens, elle voulait dire hommes. Elle considérait le fait que je n’aie eu personne auprès de moi depuis si longtemps comme un problème, mais elle ne semblait pas vouloir tenir compte que je me sentais bien avec ça, que c’était par choix. Jusqu’à Julian. Mais je ne voulais pas parler de lui, ni que j’avais passé les dernières semaines à parcourir des sites de rencontre, car rien ne s’était passé. Rien ne pourrait jamais se passer avec personne, de toute manière. — Non, je n’ai pas fait ce genre de rencontre. Le Dr Redfield acquiesça, attendant que je poursuive. Ses deux mains enserraient sa tasse et ses genoux étaient croisés dans ma direction. Nul doute qu’elle était experte en langage corporel. Chaque position qu’elle prenait était délibérée, un moyen en vue d’une fin.

J’observe un moment mon amie et, pour la première fois, je me demande si elle a peur d’avouer qu’elle aime Corey parce qu’elle ne se rend pas compte qu’elle est elle-même attirante. Je ne me suis jamais vraiment arrêtée sur son apparence, car pour moi, elle est juste Imogen. Mon amie. La fille qui m’a sauvée de la solitude. Alors, la manière dont elle est habillée ou ce à quoi elle ressemble n’ont aucune importance pour moi. Imogen a toujours eu des formes, mais ce n’est pas quelque chose que l’on remarque tout de suite. En dehors de l’école, elle porte généralement jeans et T-shirts, comme la plupart des filles, mais légèrement trop grands pour elle. Ses cheveux sont blonds et épais, ce qui est censé être un avantage. Tous les garçons aiment les blondes, non ?

Je ne m’attendais pas à ce qu’elle, ou n’importe qui d’autre, me comprenne, mais tout changement dans ma routine me faisait me sentir vulnérable. J’avais besoin d’ordre. Besoin que tout soit exactement comme il devait l’être. Rien qui sorte de l’ordinaire.

En observant les conversations, j’enviais ces gens pour leur attitude insouciante, et me trouvai peu à peu attirée vers eux. Après quelques semaines, je créai mon propre compte, utilisant le nom de jeune fille de ma mère, Harling, et une photo sur laquelle j’étais sûre que personne ne me reconnaîtrait. Cette dernière était prise de profil et mes cheveux, plus sombres qu’aujourd’hui, couvraient une bonne partie de mon visage. C’était ce que je pouvais offrir de mieux si je voulais pouvoir discuter avec quelqu’un sur le site. Mais c’était tout ce que je m’autoriserais à faire. Si je ne pouvais pas mener ma propre vie, je pouvais au moins en avoir une fantasmée.

Bien sûr, je n’étais pas la seule pour qui le temps s’arrêtait, ce jour-là. Mais je n’avais encore jamais partagé cette douleur avec personne. Jusqu’à maintenant. J’ignorais s’il s’agissait de l’expression d’une douleur ou d’un ressentiment. La carte n’était pas très claire à ce sujet. Je ne voulais pas penser à la signification précise du message, cependant, raison pour laquelle j’avais rangé la carte au fond de mon tiroir, la recouvrant pour ne pas la voir chaque matin. J’aurais peut-être mieux fait de la jeter, mais je n’étais pas parvenue à m’y résoudre. Pas tant que je n’aurais pas compris sa signification précise.

Malgré mon amour des livres, le fait de travailler dans une bibliothèque où je souffrais d’une constante solitude me paraissait étrange. Il y avait ici un bourdonnement continu, quoique feutré, le murmure incessant d’une activité studieuse, car des centaines de personnes passaient ces portes chaque semaine. Mais malgré quelques visiteurs réguliers, la plupart des visages que je croisais m’étaient inconnus, et ça me rassurait. Ça me permettait de garder une certaine distance, même si je devais répondre à leurs besoins et à leurs demandes. Les gens allaient et venaient et ne m’affectaient d’aucune manière.

Je ne m’étais pas sentie désespérée depuis un moment. Je m’arrangeais généralement pour ne jamais me retrouver dans une situation où le désespoir pouvait parvenir à me gagner, et jusqu’ici ça avait fonctionné. C’est pourquoi je n’étais pas préparée à ressentir un tel sentiment. C’était comme si le sol se dérobait sous mes pieds. Je pensais à répondre au mail pour dire à son expéditeur d’aller en enfer, mais ça ne pouvait que l’encourager à continuer. Il verrait que j’étais affectée, et c’était la dernière chose dont j’avais besoin. Non, ce n’était pas la bonne solution.