Il convient quand on aborde un tel titre de revenir d’emblée sur l’objet en lui-même, tant il est remarquable. Pour 22€, vous avez droit à un grand format de 24 centimètres, habituel de la collection Graphic. Mais plus étonnant, la quasi totalité des 320 pages sont en couleurs. Seuls les deux chapitres bonus sont en noir et blanc. Pour le reste, la couleur permet de profiter au maximum de l’esthétique de l’auteur, point sur lequel je reviendrai. Et comme toujours avec cette collection, le papier est épais, l’impression est au top, élément d’autant plus important du fait de la couleur. Enfin, on a droit à plusieurs pages en début de volume qui introduisent un peu le projet et sa nature si particulière, ainsi qu’une interview croisée en fin d’ouvrage. Bref, on n’est clairement pas floués, c’est une fois de plus un très bon travail, qui était nécessaire pour apprécier à sa juste valeur le travail de Katsuya Terada.
Revenons d’ailleurs un instant sur l’auteur, car il est aussi étonnant que son oeuvre. En effet Katsuya Terada est un artiste protéiforme, puisqu’il n’est pas mangaka à l’origine. Saiyukiden est d’ailleurs son seul manga, prépublié en 1998. Il est en effet character designer de formation, ayant travaillé notamment dans le jeu vidéo (Virtua Fighter 2) mais aussi l’animation et le comics (sur Iron Man et Hellboy entre autres). Il a cependant participé à quelques projets de manga ponctuellement, essentiellement des nouvelles parues dans des recueils. Ces expériences multiples ont nourri son esthétique, de même que ses influences variées. Si l’aspect comics du titre est évident, j’ai aussi trouvé une forte inspiration de la BD de science-fiction européenne, en particulier les publications des Humanoïdes Associés que je dévorais au lycée. Et je ne m’y suis pas trompé puisqu’il est en effet précisé dans l’interview qui clôture le volume que Moebius est une influence déterminante pour l’auteur. Et clairement, de L’Incal à Arzach, on ressent la parenté stylistique entre les deux.
Tout ceci permet de mieux cerner les contours d’un manga vraiment atypique, aussi bien dans son esthétique que dans sa narration. Pour ce qui est du visuel, j’ai déjà parlé suffisamment de cet aspect je pense, que ce soit le travail sur les couleurs parfaitement retranscrit par l’édition de Pika, ou les influences visuelles. Le mieux est de vous proposer quelques planches pour vous donner une idée de la chose.
Cette esthétique est radicale, et concoure au projet de l’auteur, qui me fait un peu penser à la première trilogie vidéoludique God of War. Une approche brutale d’une mythologie qui en souligne toute la violence, dans un bouillonnement de rage constant. Je me demande d’ailleurs si Kratos n’est pas inspiré de cette vision du Roi Singe. Cependant, là où le jeu vidéo était accessible sans connaissance préalable de la mythologie grecque, Katsuya Terada semble au contraire ne pas avoir voulu s’embarrasser de contextualisation, et cherche plutôt à capter l’essence brutale d’un monde sale. En résulte un titre qui ne plaira clairement pas à tout le monde, tant il est peu narratif. Les chapitres sont presque un enchaînement de temps forts et d’affrontements brutaux déconnectés les uns des autres, et autant de moments de grâce visuels que narrativement abstraits. Ce qui ne veut pas dire que le manga ne raconte rien. En étant avare de mots et de contexte, le titre semble justement vouloir nous proposer une vision du monde portée par la brutalité et la violence, où l’accent mis sur les sens est inverse au bonze Sanzang ligoté, bailloné, et aux yeux cachés.
Ainsi, si une personne connaissant parfaitement le mythe d’origine aura une lecture sans doute particulière de cette mise en image, je dois avouer connaitre assez peu le conte, de ce fait, je n’ai pu me baser que sur ce que Terada nous propose. Et la focale mise sur la brutalité et sur un monde sale et dépourvu de sens m’a finalement parlé. Surement du fait de mon affection pour le genre post-apocalyptique, qui semble avoir également influencé le titre. De même, je ne sais pas si sa vision du personnage du Roi Singe est fidèle, mais elle me semble porteuse de sens dans son approche violente et radicale.
En découle une expérience visuelle et sensorielle forte, portée entièrement par le dessin, mais qui, comme je l’ai signalé plusieurs fois, ne parlera pas à tout le monde. De mon côté, j’apprécie la proposition tout en voyant ses limites de mon point de vue. Cette volonté de ne faire aucun world building ou presque laisse quand même en partie extérieur au délire, de même que l’absence de causalité psychologique. Mais la brutalité globale et le parti pris esthétique permettent quand même de ressentir des choses assez fortes par moments, et de dépeindre par l’image et l’ambiance un monde qui n’est pas du tout esquissé dans le texte. À chacun de ce fait de voir s’il peut y trouver son plaisir.
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