Laura Morante

Manger, manger, manger. Vomir, vomir, vomir. A un certain stade, la nourriture devient l'ennemi Elle te défie, te provoque. Tu la dévores par haine, tu l'humilies en la vomissant.

“On sait que l’humour est précisément question de rythme, ca va très vite; on n’est pas censé prendre son temps”

Elle imagine, par exemple, que je connais parfaitement sa célébrité et que j’admire son talent, mais que je refuse de le lui montrer, par méchanceté puérile ou arrogance. Ou bien, que la consternante absence de culture de ma jeunesse apathique est authentique, et s’explique par mon manque absolu de curiosité, qui me condamne à un destin totalement insignifiant.

Elena n’est pas du genre facile, elle connaît son affaire, et avant de te laisser passer quoi que ce soit, il faut qu’elle contrôle que tous tes papiers d’identité sont bien en règle.
Mais elle est aussi du genre direct, et ça, c’est un trait de caractère que je suis capable d’apprécier.
En somme, en résumé, nous avons conservé d’excellentes relations ; en ce qui me concerne, j’ai toujours beaucoup de plaisir à la voir, et je pense que ça vaut aussi pour elle, même si en ce moment elle est totalement absorbée par sa thèse, et du coup on se voit un peu moins.
Pour Fabio, une histoire de ce genre est quasi de la science-fiction.
Lui, quand il tombe amoureux, il tombe toujours amoureux follement.
Quand je dis toujours, je veux dire les deux fois où il lui est arrivé de tomber amoureux.
La première fois et la seconde, c’est-à-dire d’abord Gabriella et ensuite Sonia, c’est la femme de sa vie, la personne la plus extraordinaire, l’entente la plus parfaite, etc., etc.
Et alors la séparation, ça va de soi, devient une semi-tragédie.

Certes, on ne doit pas trop attendre d’une petite fille de CE2, mais le gros 9 rouge qui a été apposé à l’époque sur le dessin est une note visiblement disproportionnée au vu des qualités de l’exécution, assez imprécise, les couleurs débordant du cadre. Comme si ça ne suffisait pas, la maîtresse avait même griffonné à côté un commentaire élogieux, avec deux points d’exclamation enthousiastes. Au contraire, les représentations nettes et fidèles de Rosanna, avec les sujets bien délimités et les teintes parfaitement maîtrisées du dessin, avaient obtenu systématiquement des notes à peine supérieures à la moyenne. De cette injustice manifeste, les deux amies semblent prendre conscience seulement maintenant, et ce n’est pas chose agréable.

Quoi de plus bouleversant qu’une idiote frivolité impénitente ? De belles jeunes filles aux regards pas encore contaminés par la mémoire, exemptes de toute nostalgie, vêtues de plumes et de justaucorps scintillants, gambadent sur scène, dans une chorégraphie de pacotille, jusqu’à ce qu’elles forment le beau tableau final, haletantes et éblouissantes de sourires et de paillettes… dans la salle un spectateur est déjà en train d’enfiler son pardessus, il tâte de l’extérieur la poche dans la doublure pour s’assurer que le paquet de cigarettes mentholées est bien à sa place, il évalue d’un coup d’œil s’il vaut mieux s’avancer vers la droite ou plutôt vers la gauche pour rejoindre plus rapidement la sortie, quand soudain, noir total !

Je déteste le rôle qu’elle m’oblige à jouer.
Je veux dire : il me semble lui avoir fait comprendre clairement qu’il s’agit d’une chose urgente. Elle a vraiment besoin de m’obliger à la pourchasser de cette manière, en m’échappant à chaque phrase ?

Il est par ailleurs possible, j’ai le devoir de vous en avertir, que la petite vieille passe devant la vitrine avant que vous ayez fini de faire vos courses, et qu’elle jette à l’intérieur du magasin un coup d’œil dépourvu de toute intention et de tout désir, mais empreint d’une inconsciente – et par là même insidieuse – nostalgie. Et il suffit que ce regard, par hasard, vous intercepte, pour réduire à néant toutes les précautions précédentes. Veillez donc à vous mettre à l’abri derrière un quelconque étalage de bouteilles ou de paquets de pâtes. La petite vieille poursuivra son chemin, et vous, vous aurez conquis le droit sacro-saint à une soirée chaleureuse en famille.

Il est possible, voire probable, que Sonia ne s’aventure pas sur ces sentiers secondaires de la conversation pour la simple raison qu’elle n’est pas curieuse et que certains détails ne l’intéressent pas. Mais cela n’enlève rien au fait que ses manières un peu expéditives sont l’une des raisons pour lesquelles, quand je vois son nom s’afficher sur l’écran du portable, je décide presque toujours de répondre. « On se disait, avec Fabio… Je ne sais pas si Fabio t’a déjà dit… » Fabio m’a dit plein de choses, mais il me semble difficile que Sonia se réfère à ce genre de choses avec cette espèce de tendre gazouillis.

Cette découverte me conduisit, en suivant des chemins assez complexes et tortueux, dont il serait désormais difficile de rendre compte, sinon à une révélation en bonne et due forme, du moins à un dévoilement partiel de la nature de cet énigmatique personnage qu’avait été le Hongrois.
Il me semble qu’il serait inutile d’aller plus loin : le manuscrit qui se trouve dans cette enveloppe, dont l’auteur est quelqu’un que je connais et qui ne veut pas que je révèle son nom, éclaircira, je le crois, le mystère qui te fascinait tellement.