Je n’ai jamais été physionomiste. J’ai beaucoup de peine à me remémorer la forme des visages, la couleur des yeux, les traits caractéristiques qui rendent chacun unique. S’il est pourtant un visage qui ne me quitte pas, depuis que je l’ai vu pour la première fois, c’est celui de Jeanne à vingt ans, imprimé dans ma mémoire, incrusté. Indélébile. Cette photo sublime où elle pose face à l’objectif, je la choisis, comme une évidence, pour la couverture de ce récit : je voudrais que tous sachent combien Jeanne était belle, combien son regard me pénètre et m’implore. Jeanne y est élégante, vêtue d’un chemisier brodé à collet plissé montant, porté sous une robe de moire rayée à large col de dentelle blanche. La coiffure élaborée, aux cheveux peut-être un peu crêpés, la fait paraître plus âgée qu’elle n’est. Adulte depuis longtemps déjà. L’artiste tourangelle Élisabeth Sonrel (parfaite contemporaine de Jeanne) dont la peinture est une note de fraîcheur pour l’Art nouveau, a peint une série de portraits d’enfants des régions de France. Sa jeune Alsacienne en costume – légendée de l’exclamation de Paul Déroulède Et vive toi ma France ! – a le regard intense et direct, un peu désenchanté : même avec toute la compassion du monde, nul ne la comprendra vraiment. Regard de Jeanne, transperçant de droiture et de défi. De détresse cachée aussi. Fière et altière comme dans mon souvenir, la mâchoire large mais douce, Jeanne me regarde sans ambages, droit dans les yeux, grave. Sur le haut de sa tête, un ruban de satin noir esquisse avec raffinement la traditionnelle coiffe alsacienne.