Léona Everhard

Depuis tout jeune, il venait et s'asseyait sur le ponton, les pieds ballants dans le vide. Cette sensation de danger lui ôtait son chagrin et, les yeux plongés dans le lointain, il imaginait des paysages à lui couper le souffle. Un jour, il s'était promis d'aller les chercher, à bord d'un de ces navires. Lui aussi arborerait le superbe uniforme bleu et blanc de la Marine Céleste.

Leurs ambitions, couplées à la carte, formaient la meilleure boussole imaginable. Qu'importaient le climat et ses influences sur le cap. Tant qu'ils croiraient en eux, comme en leur quête, aucun obstacle ne les ferait renoncer. Cette perspective leur donnait des ailes.
Ils portaient leur destin.
La transgression les enivrait avec ses arômes corsés de justice et de rébellion. Elle élevait leurs esprits et les enveloppait d'une douceur inouïe.
L'insouciance.
Peu à peu, ils se réapproprièrent ces choses dont la société les privait.

La voix de son ami semblait s'éteindre. Un léger trémolo trahissait une vague de tristesse subite.Trévor agissait toujours comme cela. En son for intérieur, ses émotions se livraient une bataille sans merci. Celle qui finissait par prendre le dessus engloutissait son être dans une explosion de joie, de fureur ou de sanglots. Sylwen ne parvenait toujours pas à les anticiper.

S'ils les apaisaient un temps, leurs songes les confrontaient à cette cellule, trop petite pour eux trois, et aux menaces qui pesaient sur eux. L'enfermement les bouleversait en profondeur comme en surface. Le ciel bleu se transformait en mer d'encre agitée et les cumulus se compactaient, virant au gris sombre.
Cet abri s'apparentait à l'œil d'un cyclone, aveugle et sourd au reste du monde.

La journée s'annonçait radieuse pour les habitants des îlots suspendus de Valesphyr. Cependant, monsieur Bishâle, comme tant d'autres, n'en profiteraient pas. Malgré son grand âge, il passait ses journées, enfermé dans la chaleur de son hangar.
Les saisons défilaient, mais il portait toujours les mêmes vêtements : un vieux pantalon et une chemise aux manches retroussées pour le confort avec, par-dessus, un lourd tablier de cuir. Des gants dans la même matière et un casque fabriqué avec un alliage dont lui seul détenait le secret, constituaient ses uniques protections.
Il devait honorer les commandes et respecter les délais de livraison. Avec le temps, les réparations courantes – nécessitant de changer les pièces endommagées – rongeaient ses journées. Rapides et lucratives, elles représentaient pour lui des urgences à traiter en priorité.
Pourtant il les redoutaient comme la rouille, surtout celles de la Marine Céleste. Leur attirail ne cessait de s’échouer dans son hangar malgré ses recommandations.
Rames cassés, ailes déchirées ou encore cales gondolées. Parfois, il se demandait s’ils ne le prenaient pas pour un menuisier et refilait une partie du boulot à des confrères.
Le vague à l’âme et la rage au ventre, il s’y attelait une énième fois. Pestant toujours plus.

Combien de temps il leur faudra pour comprendre que bois et métal ne font pas bon ménage ?

D'un coup, les éclats de rire et les exclamations triomphales lui revinrent tel un boomerang. L'insouciance de ces jeunes, au physique impeccable et entourés de leur famille, aggravait encore sa solitude. Hué et humilié par leur joie, il s'était éloigné de la foule. Elle l'étouffait, se moquait de lui et lui renvoyait au visage l'accident qui l'avait relégué au rang de Rebut.