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Citation de Laumness


C'est William Turner, un peintre anglais travaillant au cœur du régime paléotechnique [concept forgé et explicité par Lewis Mumford], qui abandonna le paysage classique élégant, ses parcs nets et ses ruines artificielles, pour créer, à la fin de sa carrière, des tableaux ayant pour seuls sujets le brouillard et la lumière. William Turner fut sans doute le premier peintre à assimiler et à exprimer directement les effets caractéristiques de l’industrie nouvelle. Son tableau de la locomotive à vapeur émergeant dans la pluie est sans nul doute la première œuvre lyrique qu’ait inspirée la machine à vapeur.

Les cheminées d’usines aidaient à créer cette atmosphère dense, une atmosphère grâce à laquelle quelques-uns des pires effets de la cheminée d’usine n’étaient plus visibles. Dans la peinture, l’âcreté des odeurs disparaissait et il ne restait que l’illusion de la beauté. À distance, dans la brume, les poteries Doulton à Lambeth et leurs décorations sont presque aussi stimulantes que les tableaux de la Tate Gallery. Whistler, de son studio de Chelsea, dominant le quartier industriel de Battersea, peignait dans ce brouillard et cette brume sans lumière. Les plus fines gradations de tons révélaient et définissaient les péniches, les contours d’un pont, la rive lointaine. Dans le brouillard, une rangée de réverbères brillait comme de petites lunes par une nuit d’été.

William Turner, qui était à la fois sensible au brouillard et révolté par sa présence, se détourna néanmoins des rues de Covent Market, jonchées de détritus, des usines noircies et des taudis de Londres, pour aller vers la pureté de la lumière elle-même. Dans une série de tableaux, il peignit un hymne à la lumière divine émergeant de la nuit, du brouillard, de la fumée et conquérant le monde. Dans la peinture de l’époque, le manque de soleil, de couleurs et la soif de verdure des villes industrielles stimula l’art du paysage et donna naissance au triomphe collectif que fut l’œuvre de l’école de Barbizon, et plus tard des impressionnistes Claude Monet, Alfred Sisley, Camille Pissarro, parmi lesquels se trouvait Vincent Van Gogh, le plus caractéristique, voire le plu original de tous.

Van Gogh connaissait la ville paléotechnique dans toute sa tristesse : le Londres des années 1870, sale, triste, éclairé au gaz. Il connaissait aussi la source de sa noirceur, des lieux sombres comme le Borinage, où il avait vécu avec les mineurs. Dans ses premiers tableaux, il aborda et affronta courageusement les parties les plus sinistres de son environnement. Il peignit les corps noueux des mineurs, la stupeur presque animale de leurs visages penchés sur le simple dîner de pommes de terre, les éternels noir, gris, bleu sombre et jaune sale de leurs pauvres maisons. Van Gogh s’identifiait à cette noirceur quotidienne. Se rendant ensuite en France – pays qui n’avait pas entièrement succombé à la machine à vapeur et à la production en masse et qui conservait alors ses villages ruraux et son petit artisanat –, il se sentit prêt à se révolter contre les travers et les privations du nouvel industrialisme. Dans l’air pur de la Provence, Van Gogh regardait le monde avec ivresse, une sensation accentuée par la désolation qu'il avait si longtemps connue. Les sens, libérés de la fumée et de la saleté, s’épanouissaient enfin. Le brouillard se levait, la couleur revenait, les aveugles retrouvaient la vue.

« La compensation esthétique », pp. 207-208
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