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Citation de Laumness


Avec le développement de la production littéraire, la littérature forma un monde à part dans lequel l’individu insatisfait pouvait se retirer, pour vivre une vie d’aventure en suivant les voyageurs et les explorateurs dans leurs souvenirs, pour vivre une vie d’action dangereuse et d’observations précises en participant aux crimes et investigations d’un Arsène Lupin ou d’un Sherlock Holmes, ou pour vivre une vie romantique dans les romans d’amour ou les chansons érotiques qui, à partir du XVIIIe siècle, s’offrirent à tous. Évidemment, la plupart de ces possibilités de rêverie et d’imagination existaient par le passé. Mais elles faisaient désormais partie d’un gigantesque appareil collectif d’évasion. La littérature populaire comme moyen d’évasion devint si importante que beaucoup de psychologues modernes ont traité la littérature dans son ensemble comme un simple moyen de fuir les dures réalités de l’existence, oubliant que la littérature de premier ordre, loin d’être un simple plaisir, est un effort suprême pour affronter et étreindre la réalité, effort à côté duquel une vie de travail active implique une rétraction et représente un repli partiel.

Au XIXe siècle, la littérature ordinaire remplaça, dans une large mesure, les constructions mythologiques de la religion. La cosmologie austère et la morale soigneusement codifiée des religions les plus sacrées étaient, hélas ! un peu trop semblables à la machine, à laquelle les gens essayaient justement d’échapper. Ce repli dans l’imaginaire fut considérablement renforcé, à partir de 1910, par le cinéma, qui apparut juste au moment où le poids de la machine commençait à devenir trop lourd et inexorable. Les rêves publics de richesse, munificence, aventure, surprise et action, l’identification avec le criminel qui défie les forces de l’ordre, avec les courtisanes qui pratiquent ouvertement la séduction, ces imaginations à peine nées, créées et projetées à l’aide de la machine, rendirent le mythe de la machine tolérable aux vastes populations urbanisées du monde. Mais ces rêves n’étaient plus personnels et, qui plus est, n’étaient ni spontanés ni libres. Ils furent rapidement capitalisés à grande échelle comme un business de divertissement devant rapporter un intérêt. Créer une vie plus libérale, qui aurait pu se passer de tels remèdes, aurait menacé la sûreté des investissements fondés sur la certitude de la tristesse, de l’ennui et de la défaite continuels.

Quand on était trop triste pour penser, on pouvait lire ; trop fatigué pour lire, on pouvait aller au cinéma ; incapable d’aller au cinéma ou au théâtre, on pouvait tourner le bouton de la radio. Dans tous les cas, on pouvait éviter l’appel de l’action. Des ersatz d’amants, de héros et d’héroïnes, de richesse, emplissaient des vies stupides et appauvries et apportaient dans les demeures un parfum d’irréel. Au fur et à mesure que la machine devenait plus active et plus humaine, reproduisant les propriétés biologiques de l’œil et de l’oreille, les êtres humains qui s’en servaient comme d’un moyen de fuite tendaient à devenir plus passifs et plus mécaniques. Manquant de confiance en leur propre voix, incapables de donner le ton, ils transportent avec eux un phonographe ou un poste de radio, même en pique-nique. Craignant d’être seuls avec leurs propres pensées, effrayés d’affronter le vide et l’inertie de leurs esprits, ils allument la radio, mangent, parlent et dorment avec un stimulant extérieur continuel : là un orchestre, là un peu de propagande, là un bavardage public considéré comme de l’information. Même la solitude dont jouissait jadis le plus pauvre travailleur – et qui laissait Cendrillon rêver au Prince Charmant pendant que ses sœurs allaient au bal – a été supprimée par cet environnement mécanique. Quelles que soient les compensations du quotidien, elles doivent venir de la machine. Se servant uniquement de la machine pour échapper à la machine, nos populations mécanisées sont tombées de Charybde en Scylla.

« Les maigres compensations », pp. 311-313 [texte publié en 1934]
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