La poésie est une machine à hacher par-dedans les labyrinthes et les distances. Et les mots qui la composent - des signes de reconnaissance pour ceux qui cherchent à voir en deçà de l’ordre des choses. Autrement dit, la poésie ressemble à un énorme haut-parleur qui fait ressortir, des couches fossiles de l’âme humaine, l’énergie intarissable de la tornade du premier battement de cœur. Aussi une guérilla poétique, fondée sur le talent, l’enthousiasme et la force des poètes francophones, peut-elle toujours lutter contre la réalité en détresse du monde moderne, afin d’anéantir le culte du banal, l’écriture à profil people, les préjugés, l’immobilisme et les lieux communs. Mais pour que la poésie se change en machine de guerre, il faut que sa descente dans le quotidien soit frappante, il faut qu’elle décoiffe ! J’ai toujours cru qu’un véritable commando poétique a le courage et la vigueur nécessaire pour donner un nouveau visage à la littérature, pour remuer la vie de l’intérieur et pour dévoiler un monde où l’on peut vivre sans devoir enfiler tous les jours une chemise de kevlar.
A -
Toutes ces choses peuvent et ne peuvent être vues.
Puisque, entre ce qui se voit
et ce qui ne se voit pas,
il y a le grand livre des signes,
de marches et de barrières.
Réunies, ses lignes de force tiennent
d'un ancien art de l'immortalité.
On dit que celui qui le lit, peut déchiffrer les signes.
C'est alors que vient un petit fonctionnaire
- un parmi ceux qui s'affairent sous terre -
et lève lentement, lentement, la barrière.
Z
Tu as cru que toutes ces choses, peuvent et ne peuvent être vues.
Puisque ce qu'on voit,
tout comme l'univers dans son expansion,
s'ourdit dans ce qui ne se voit pas.
Entre elles, se fend une ligne effilé, introuvable
(que tu espérais dénouer avec les arcanes
de ce Livre de signes et d'ombres).
Une ligne aussi étroite que le chemin, que les entrailles
d'entre les mots et les non-mots.
Tu l'as cru.
Mais voilà qu'arrive un petit fonctionnaire
- un parmi ceux qui s'affairent sous terre -
et abaisse lentement, lentement, la barrière.
C'est une nouvelle barrière,
dont personne ne connaissait l'existence.
On l'a extraite d'un gisement la nuit dernière.
Celui qui avale sa langue
au nom du silence des cendres, lui, il le sait trop bien
- maudit soit son oubli !
(les mères le pleurent dans la chambre noire.)
Il s'égare pour un instant parmi les maîtres sibériens de la peur :
leurs cendres, comme une buée,
nous ramassent tous dans un petit monceau.
Le bâillon, la muselière, son filet diamantin.
Dans leurs tenailles, on dirait quelques
feux rapportés des montagnes,
rien ne brûle plus.
Parce que la langue est dorénanvant une épée,
qui se retourne en dedans.
Mais cela n'est qu'illusion :
Celui qui te déchire, tu le sais maintenant pour toujours,
ne te défend pas.
Celui qui s'arrache la langue
et la jette aux chiens,
au nom des grands mots,
au nom des mots enterrés, lui, il le sait.
Il prépare son corps
pour un rituel primitif.
Juste ce qu'il faut pour être hissé
dans la crémaillère du sternum.
Mais cela n'est qu'illusion.
Celui qui te déchire, ne te défend pas.
D’amour et de cyanure !
Ne m’appelle pas chez toi, dans ta mansarde,
tournant ‒ comme un écervelé tournant ! ‒
les boutons de la cuisinière,
pour te défaire une fois pour toutes
des hurlements des vieux loups du four,
de leurs poils mués,
qui te poussent sans cesse sur les bras,
la nuit, comme des furoncles, alors que tu éteins
les cigarettes profondément dans ta chair.
Ne m’appelle pas chez toi, dans ta mansarde,
fendant ‒ comme un écervelé fendant ! ‒
entre les barreaux du lit,
dans la porte, sous la botte,
ton tibia et ton péroné
‒ je les entends craqueter dans mon portable ‒,
comme si tu fendais
le vieux fusil de chasse de ton père,
trop poisseux pour que tu puisses le charger à nouveau,
après qu’il se fut brûlé la cervelle
et, pris de spasmes, qu’il eut cassé ta porte
à coups de pied.
Ne m’appelle pas chez toi, dans ta mansarde,
puisque j’y viendrai !
Et je m’arracherai le cœur de la poitrine,
je l’entaillerai avec les dents
et je le saupoudrerai de sel
extrait avec une rivelaine
de mes glandes lacrymales
et je le jetterai,
comme l’on jette une meule,
pour qu’il brise ton tibia et ton péroné,
‒ en de menus morceaux ! ‒,
pour qu’il entasse profondément dans le four
ton souffle d’ammoniaque
et pour qu’il fende à jamais
ta tête de bête sauvage !
Les enfants passés au tamis
Extrait 2/2
J’ai vécu parmi les enfants de la rue
qui inhalent de la colle, livides
comme quelques grosses pierres bercées
par les filets de l’éther,
que le tamis fait tourner dans le concasseur,
dans les égouts.
C’est pour toi que j’ai hurlé à la croisée des chemins, hissée
‒ sur quelque raclage hissée ‒
dans les fourches des barbeaux.
Je me suis laissé voler par les casseurs, par les magouilleurs,
dans le vacarme des cuillères grandes comme des pelles,
qui tintaient dans les gamelles.
J’ai erré à travers les troquets
qui sentaient le gaz, le chipset brûlé, le réseau,
je me suis frottée aux pyramides de vodka
et aux mains de tes grands hommes
‒ comme un chat qui se frotte au manuel d’électricité ‒,
ils ont aussi empourpré mon autre joue,
sans cesse leurs doigts ont heurté ma côte
et ils ont coupé mon cœur en quatre,
en riant, « parce que les auras des saintes sont ainsi »,
et ils m’ont passée au tamis
en même temps que tes autres enfants,
ils m’ont mis le bâillon d’autres paroles.
En ton nom, j’ai caché, comme une ordure,
dans mes poches, parmi les hardes,
les rats vigoureux de la trahison.
J’ai nourri, c’est avec ma chair
que j’ai nourri le pitbull du cachot.
J’ai pleuré, quand tu grattais la terre avec les ongles,
tout comme les chevaux aux yeux arrachés.
Oui, c’est pour toi que je suis entrée en force dans ce monde
comme une vague de sang
qui ne retrouve plus son chemin vers le cœur.
La chemise de kevlar
Tu enfiles longuement la chemise des murs,
tout comme d’autres le font avec la chemise de la mort.
Oui. Tu enfiles chaque jour la chemise serrée des murs,
les mâtins volants des persiennes.
Oh, les murs, les murs ‒ les amis, les ennemis,
le doux retard, leurs poches trouées,
leurs minces chevilles de jument, les framboisiers,
la pompe qui les irrigue vigoureusement
du tréfonds de ton cœur,
comme d’un filon d’étron,
les fougues qui engluaient naguère leurs cheveux,
les plantes des pieds où ils laissaient leurs lourdes traces,
les petites mains des homoncules
avec lesquelles ils te serrent contre leur poitrine
et enduisent de savon, doucement, le nœud de ta corde,
toujours les mêmes, toujours proches,
comme si tu dormais déjà
quelque part, sous terre ;
ils font tinter les clochettes de l’illusion ;
leur cliquetis ‒ tremblant ‒
comme celui du canon d’un revolver
heurté contre les dents.
Tu te réveilles le matin et enfiles la chemise des murs.
Tu te couches la nuit et enfiles la douce chemise des murs.
Je sors dans la rue avec l'ange.
Comme une chaîne enroulée autour de la main.
Blanchie par le chaux des murs.
Les hommes que je rencontre
me lèchent la main et les chevilles,
me suivent de près.
Je leur marche dessus
comme sur des charbons ardents,
comme sur des vagues, sur des toits.
Je n'ai aucune pitié
pour les hommes qui m'aiment.
Ma chaîne a ouvert sur leur dos
des pupilles de serpent. [...]
SDF
Les vieux, les grands enfants de la ville rampent à plat ventre,
ils entrent dans leur maison de carton, sur les trottoirs,
et grouillent dans les recoins,
comme s’ils voulaient déjà se faire une place sous
la terre.
Ils se traînent sur une bouche de canalisation embuée
(c’est ainsi qu’ils renforcent leurs liens avec les profondeurs),
comme des poules géantes
qui couvent leurs fleurs, la moisissure.
Les grands, les vieux enfants de la ville rampent à plat ventre
et crachent dans le whitman de la rue
comme dans une soupe.
Le dieu des canalisations les enveloppe
soigneusement dans un nuage, comme des anges.