Dorothea Pietrykowski est ma grand-mère. Jan Pietrykowski était mon grand père. Je ne l'ai pas connu, mon père non plus d'ailleurs. Voilà des faits irréfutables.
Mais cette lettre est incompréhensible.
Premièrement, mes grands-parents formaient un couple heureux même si leur mariage a été bref. Curieusement, dans cette lettre, il semble affirmer qu'il ne peut pas l'épouser. Deuxièmement, la lettre date de 1941. Le commandant d'escadrille Jan Pietrykowski a trouvé la mort alors qu'il défendait Londres en novembre 1940, durant le Blitz.
Âgées d’une vingtaine d’années toutes les deux, elles sont vraiment d’une beauté au-dessus de la moyenne (neuf et demi sur dix, au moins), des filles bien, incontestablement. Sophie a des cheveux châtains, des yeux marron adorables, elle est musclée, bronzée et mignonne. Il y a une concurrence entre les deux, des jalousies inavouées. Rien de manifeste, rien de méchant, mais la tension est bien réelle. J’aime regarder leur rivalité de loin, sans risquer d’y être mêlée : j’ai bien dix ans de plus qu’elles et côté apparence, je ne joue pas dans la même cour. Je vaux un sept sur dix, les bons jours. Aucune concurrence entre nous, ces filles ne se sentent nullement menacées par ma présence et je me contente de jouer les observatrices désintéressées. Non pas tout à fait. Ces deux femmes sont mes amies à présent. Et l’une d’elles a besoin de moi.
Ma mère n’était pas aimée, vous voyez, pas respectée parce qu’elle avait eu un bébé sans être mariée. Je crois qu’elle a été obligée de partir. Mais elle aurait dû m’emmener. Elle a choisi de ne pas le faire. » Il s’assit sur le siège en bois en face de Dorothy, il soupira puis plongea son regard dans le sien.
En réalité, je pleure. À la fin de la guerre, car cette guerre va finir c’est sûr, nous aurions pu vivre ensemble. Passer ma vie avec toi, c’était mon plus grand rêve, mon seul désir. Après notre première rencontre, quand je suis remonté sur ma bicyclette, j’ai su que tu étais aussi vitale pour moi que l’eau. J’ai su que tu étais mon avenir, même s’il n’y a pas d’avenir. J’ai envisagé le mariage après seulement quelques minutes passées en ta présence. C’est impossible désormais. Tu es une femme digne mais ce que tu fais est indigne. Tu as toujours agi pour le bien d’autrui, pourtant cet acte te déshonore. Je n’arrive pas à m’exprimer clairement mais tu comprendras.
Autour de nous, il y a la folie, la cruauté et beaucoup d’injustice. Ce qui plaît à une personne déplaît à une autre. Rien de personnel. Pas d’être supérieur dans les cieux ou sous la terre, qui complote contre nous. Tout ce qui arrive, arrive parce que ça peut arriver. La vie n’a pas de signification particulière en dehors d’elle-même, respirer, dormir, manger, parler, aimer, détester, tous ces actes n’ont pas de dimension supérieure. Et à la minute où nous naissons, ou plutôt à l’instant où la vie commence, nous perdons quelque chose. Je ne sais pas quand la vie commence. Quelqu’un le sait-il ? Mais la vie est difficile. Elle sera toujours difficile.
C’est le genre de femme que tous les mâles hétérosexuels de douze à cent douze ans regarderaient dans la rue, n’importe quand, n’importe où. Et voilà qu’elle se cache dans la librairie Neufs et Anciens, qu’elle vit même en couple avec son propriétaire sardonique à la quarantaine bien tassée. Sophie et moi les soupçonnons de se donner des rendez-vous galants dans la boutique. Sous prétexte de travailler ensemble, ils se cachent dans la salle du fond au milieu des œuvres de fiction d’occasion. Dès que j’entre dans la salle, ils semblent s’éloigner subitement l’un de l’autre, me forçant à balbutier des excuses tandis que je me mets à rougir, consternée.
On dit dès lors que Dorothy Sinclair était une héroïne, car elle avait tenté de porter secours au jeune pilote de Hurricane qui s’était écrasé avec son avion et avait trouvé la mort dans le Grand Champ par un après-midi particulièrement chaud de la fin mai 1940. Une femme courageuse, qui avait bravé le danger au mépris de sa sécurité. Une femme que l’on devrait citer en exemple, exactement le genre de femmes dont la Grande-Bretagne avait besoin en ces temps sombres et effrayants.
Dorothy savait bien que ce n’était pas vrai.
Pourtant, elle laissa les gens s’imaginer qu’elle était une héroïne car ça ne faisait pas de mal après tout.
J’étais flattée par l’attention qu’il m’accordait et je suis tombée amoureuse, c’est du moins ce que j’ai cru. On s’amusait bien. C’était génial en fait. Jusqu’à ce que j’aie un retard de règles : deux semaines. Panique. Une virée solitaire en fin d’après-midi chez Boots. Une longue attente la nuit (parce qu’à l’époque, on faisait le test avec la première urine de la journée). Deux traits roses. Pas un, comme je le souhaitais, mais deux, très distincts, très roses. Le bel étudiant et moi avons très peu parlé. Juste une conviction qu’il « serait préférable d’avorter ». « Nous » étions trop jeunes. « Nous » voulions faire carrière.
Je nettoie les livres. Je les dépoussière, un travail minutieux et très irritant pour la gorge. Je trouve de petits trésors cachés entre les pages : des fleurs séchées, des boucles de cheveux, des billets, des étiquettes, des reçus, des factures, des photos, des cartes postales, toutes sortes de cartes. Je trouve des lettres, œuvres inédites de gens ordinaires, d’angoissés, d’illettrés. Certaines sont maladroites, d’autres éloquentes. Des lettres d’amour, des lettres de tous les jours, des lettres secrètes, des lettres banales où il est question de fruits et de bébés, de matchs de tennis, elles sont signées Marjorie ou Jean.
Un autre (rougeaud mais pas complètement laid) m’a dit que j’étais la femme la plus belle qu’il ait vue depuis « des mois ». Un mensonge flagrant qui n’a pas manqué de faire rire Jenna, dont la beauté est bien réelle.