Nioko savait que l'alizé allait maintenant souffler pendant de longs jours et repousser sans relâche les nuages de pluie qui venaient de l'océan. Pendant ce temps, la sécheresse régnerait sous un ciel clair, chaud, impitoyable.
Comment c'était "mort" ? Emilio n'avait vu un mort qu'une fois. Le chien de Gasparo avait été touché par un camion. Emilio revenait de l'école. Le chien avait fait trois tours sur lui-même, et puis il était resté raide, sans bouger. Gasparo l'avait mis dans un sac.
Est-ce que Tia Dolores ferait trois tours sur elle-même, avant de mourir ? Elle deviendrait raide et ne bougerait plus, elle aussi ? Peut-être que pour les hommes et les femmes, ce n'était pas comme pour les animaux.
Le camp a toujours attiré la curiosité des promeneurs de la région. Le dimanche, des familles entières défilent à l’extérieur des barbelés. Ce jour-là, les militaires, avec une naïve bonne conscience, diffusent de la musique par les haut-parleurs. Et les gens regardent, intéressés, cet invraisemblable caravansérail où des enfants pieds nus grattent leurs poux sur un air de fandango.
Louisa écrit à son tour : José et Louisa Cubellas.
Puis elle s’arrête, stupéfaite devant une évidence qui la plonge dans une réflexion silencieuse. José et Louisa Cubellas : où ? À quelle adresse ?
Elle regarde ce papier où il n’y a rien à ajouter à leur nom. Avant, ils étaient José et Louisa Cubellas, de Figueras, route d’Ampurias. Maintenant, ils sont quoi ? Rien. Ils n’ont plus d’adresse. Comme des objets perdus. Ils n’ont plus d’endroit où quelqu’un les connaît. Plus d’endroit où ils connaissent des gens.
On les dépassait. Qui avait le temps de s’intéresser à la détresse des autres ? Qui avait le temps d’alourdir sa peine du désarroi du voisin ?
Un jour, Emilio saura aussi que seul le hasard fit qu’on les dirigea sur le camp d’hébergement d’Argelès. D’autres réfugiés furent acheminés vers les départements d’accueil du sud, du centre et de l’ouest de la France.
Cinquante-cinq trains partirent ainsi du Boulou, de La Tour-de-Carol, de Cerbère et de Perpignan.
Lorsqu’on vient de passer cinq mois dans une baraque de planches posées à même le sable, dans le froid et l’humidité du vent marin, quand on a vécu entre des barbelés gardés par des soldats, est-ce qu’on est pas prêt à accueillir toute vraie maison comme un paradis ?
Il s'approcha très près de Le Louarn, et le fixa durement dans les yeux.
-C'est mon meilleur ami... Si vous ne le guérissez pas...
Il eut un geste menaçant.
Ils sont enfin arrivés à Argelès.
Le véhicule est sorti de l’agglomération. Il a roulé encore jusqu’à la mer. Il a atteint une immense étendue de plage, nue, froide, déserte, si ce n’est une multitude de baraques de bois serrées les unes contre les autres.
Plus tard, Emilio apprendra qu’en un mois plus de cinq cent mille personnes ont été, comme eux, recueillis. Et il comprendra les difficultés de la France qui reçut, sans s’y être préparée, un tel flot de malheureux. Plus tard.