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Citation de Elleselivre


Je n'ai jamais compris cette habitude qui veut que les femmes gardent secrètes les premières semaines de leur grossesse. Je n'ai jamais ressenti le besoin d'aller le crier sur tous les toits, mais il me semble qu'une grossesse est importante quel que soit son stade, qu'elle représente un bouleversement assez important pour mériter que l'on en fasse part aux gens que vous aimez. Même lors d'un événement aussi dévastateur que la perte d'un bébé, ne souhaiteriez-vous pas que vos amis les plus proches, que votre famille le sachent ? Vers qui d'autre se tourner dans un pareil moment ? Par quelle autre raison pourriez-vous justifier ce chagrin, cette douleur gravée sur votre visage, ces larmes, cet état de choc ?
Parce que perdre un bébé, un fœtus, un embryon, un enfant, une vie, à n'importe quel stade, est un choc à nul autre pareil. Votre cerveau connaît cette éventualité : dès l'instant où la ligne apparaît sur le bâtonnet du test, il ne se passe pas un jour sans que vous ne guettiez une trace de sang, sans que vous ne vous disiez que cela peut arriver, qu'il ne faut pas nourrir trop d'espoir, pas en attendre de trop, qu'il faut rester alerte, rationnelle, garder les pieds sur terre. Mais vous n'avez jamais su faire tout ça et, du reste, votre organisme, votre corps vous chante une tout autre chanson, un air guilleret qui vous distrait, vous absorbe : votre capacité sanguine augmente, fait battre vos veines, vos seins gonflent comme de la pâte à pain, débordent de votre soutien-gorge, les muscles de votre cœur et votre capacité cardiaque se renforcent, votre appétit se décuple, s'aligne sur la demande, et vous vous retrouvez dans la cuisine à minuit à contempler un paquet de crackers, des rillettes de poisson, du raisin et de l'halloumi.
Face à ce corps qui grouille, votre esprit se met au diapason : vous imaginez une fille, un garçon, ou peut-être même des jumeaux parce qu'il y en a beaucoup dans la famille – votre propre père en fait partie. [...]

Et lorsque cela se produit – et plusieurs fois encore, cela se reproduira –, le choc vous fait l'effet d'un boulet de démolition. Chaque fois que vous vous coucherez sur la table d'examen, votre regard se fixera sur les radiologues qui examineront l'image sur l'écran, et vous apprendrez à déchiffrer leur expression – un léger ébranlement, un froncement de sourcils, une façon d'hésiter, craintive –, et vous saurez avant même qu'ils aient dit quoi que ce soit que celui-là n'a pas survécu non plus.
Il sera toujours difficile de ne pas céder à la culpabilité, de ne pas vous trouver médiocre. Votre corps n'a pas réussi à remplir ses fonctions les plus basiques ; vous n'êtes même pas capable de garder un fœtus en vie ; vous ne servez à rien ; vous n'êtes même pas encore mère que vous êtes déjà une mère défaillante.   
Vous essayez de vous dire, N'écoute pas ces bêtises. Tu n'y es pour rien.
Vous ne savez pourquoi, mais votre corps ne suit pas la procédure normale (et même ça, il n'y arrive pas, vous souffle cette petite voix malfaisante – vous n'êtes même pas capable de faire une vraie fausse couche). Votre système refuse d'imprimer que tout est fini. Vos hormones continuent de s'affoler. Pour vous, il n'y aura jamais de perte de sang, jamais aucun symptôme de mort fœtale. Vous ne le saurez qu'à l'échographie. Et vous sortirez de là avec la sensation d'être enceinte, avec l'air d'être enceinte et en étant, en tout état de cause, toujours enceinte, sauf que le bébé sera mort. À certains moments, votre incapacité physiologique à accepter la mort du bébé vous rend folle, vous dévaste ; à d'autres, cette incapacité vous semble juste, saine. Votre corps vous dit, Pourquoi baisser les bras, pourquoi lâcher, pourquoi accepter ce dénouement ? 
[Belfond, 2019, p. 96-98]
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