Maggy Forestier

L'ENVOL

Je regarde cette page blanche comme on évalue la profondeur d'un précipice avant de s'y jeter. Je sais que je vais avancer le pied droit. C’est mon pied d’appel. Je vais le faire.
Je prends juste le temps de considérer ce qui changera après ça, car rien ne sera plus jamais comme avant. Mais rien ne l’est plus... déjà.
Je suis le funambule solidement ancré sur la Terre ferme et je regarde le vide devant moi. Le jour se lève. Les montagnes se découpent sur le ciel orange. Majestueuses. Immenses.

« Je veux qu'on pose le cadre » m'a-t-elle dit.

Je n'ai toujours pas compris lequel, pour quoi faire, moi qui suis d'un signe d'air et qui ne suis libre qu'en l'air, dans l'espace infini...
Je regarde la page blanche de cet écran qui va fatalement prendre de l'épaisseur. L'écriture est comme une vanne : d'abord une petite goutte comme par inadvertance, sans faire exprès. Puis un timide filet d'eau que vous refermez aussitôt effrayé par l'ampleur que le torrent va prendre, forcément.
Car rien n'arrête l'eau. Jamais.
L'eau est plus forte que tout.
Elle vous emporte sur son passage, elle charrie les détritus, les fétus de paille comme les troncs d'arbres, les carcasses de navire, les bouteilles en plastique, les baleines échouées, les planctons multicolores ou phosphorescents, les débris des barrières de corail, les corps des oiseaux, des migrants, des espoirs à jamais noyés.

Je m'apprête à déposer dans l'eau tout ce qui doit sortir, tout ce que je dois occire, tous mes dragons, mes démons, mes « à peu près » mes lâchetés, mes manquements, mes fautes graves, mes pas si hésitants, mes nausées, mes passages obligés, mes courbettes et surtout courbures, courbatures, coupures, fêlures, fractures. J'ai survécu à tout.
À la violence, à l'accusation, au rejet, au jugement, à la condamnation, à l'abandon, la trahison, à ma lâcheté, à la tristesse infinie de ma vie, aux obligations que je n'ai pas choisies, à celles que j'ai dû assumer, porter à bout de bras, à tout ce à quoi j'ai dû renoncer, j'ai survécu. Je suis une mutante. Un super héros. Bien que toute ma vie durant, on m'ait dit le contraire. L'Univers est un farceur, il m'a fait croire que j'étais faible, fragile, insignifiante, bancale, invalide, en déséquilibre permanent alors que j'avais toute Sa force en moi. Je l'ignorais. Maintenant je sais.

Criant de sincérité et d'analyse de soi on commence à lire et difficile de s'arrêter.
Une écriture fluide comme une eau qui coule lentement et inexorablement vers des vérités de la vie sans faux semblant ni retenue.
A lire absolument.

"Mon âme connaît le chemin parcouru.
Qui mieux qu'elle peut bénéficier d'une vision d'ensemble ?
Même si bien muette, elle m'aura laissé me dépêtrer de tout ce fatras comme j'ai pu. Elle peut me remercier, la garce ! J'en ai fait du chemin pour elle, j'en ai mené des combats, perdu certains, gagné d'autres, parfois tant épuisée que j'aie voulu mourir... Toujours sauvée in extremis par des guides porteurs de message qui croisèrent ma route à des moments charnières.

En ce jour précis où je sors de mon lit à l'aube bien décidée à écrire le livre de ma vie, il paraît que nous nous trouvons devant le « Portail du Lion » qui représente un moment très spécial dans l’année. Ce jour serait un passage vers une ouverture spirituelle. Je découvre sur Facebook que « Le 26 juillet a été célébré par les Mayas et les anciens Égyptiens comme le moment où l’espace-temps se renouvelle par l’Intelligence Créative Divine pour un autre cycle. C’était aussi l’époque où l’étoile royale Sirius était en conjonction avec notre Soleil pour se lever dans l’hémisphère nord et spécifiquement sur l’Égypte, au moment de la montée du Nil qui représentait le retour de l’abondance sur la terre. »
L’Égypte, Sirius, le Nil, me prend un vertige infini à la lecture de ces mots magiques que mon âme connaît sans que je m'en souvienne. Comme un écho, une intuition, réminiscence de paysages déjà vus, de sable du désert déjà foulé de mes pieds nus, des sagesses mystiques et populaires inconnues de manière consciente mais qui constituent mon ADN et peuplent mes nuits.

Vous remarquerez que pour l'instant, je suis habilement restée en haut de ma falaise, je n'ai toujours pas mis le pied dans le vide. Je prends mon temps, celui qui n'existe pas...
Je l'ai mérité ce moment. Je me suis donné le droit de franchir le portail du Lion avec bravoure, c'est mon ascendant zodiacal. Ascendant, comme le courant. Je ne sais pas pourquoi, je sens qu'au lieu de chuter dans le vide, je vais m'envoler dans les airs !
Aujourd'hui, ma vie est claire, sereine. Je suis enfin en paix. Je l'aurais finalement trouvée avant de mourir. Oui je sais, j'ai une chance infinie.
Je ressens cette même sérénité qui vous place au centre du monde et en dehors en même temps, le visage lisse, le cœur au ralenti, les paumes des mains tournées vers le ciel, les pieds bien ancrés dans la Terre.
Aujourd'hui je suis mon milieu au cœur de mon « Tout » et partout où se porte mon regard s'offre un éventail de futurs incroyables. Un à l'Est, un à l'Ouest, au Nord, au Sud, le Sud... longtemps mon point cardinal de référence.
Aujourd'hui je n'ai plus besoin de boussole car j'y suis.
Je suis au Sud, mais surtout : je suis MA référence.
La boussole, c'est moi.
Je suis ici et maintenant. Rien d'autre ne compte.
Je n'ai plus de destination prévue : tout m'est accessible, à portée de mains, chaque décision est une leçon, il n'y a jamais d'erreur.
Il n'y a que le passé à purger une dernière fois pour pouvoir passer à autre chose définitivement. Et quiconque m'en empêchera sera laissé de côté.

*
« Je veux qu'on pose le cadre ».
Moi non. Je suis justement en train de tous les retirer.
Laisse-moi m'envoler !

*

Le soleil s'est levé sur mes montagnes depuis longtemps. Le vent iodé de la mer si proche me prend par surprise, je la vois briller au loin. Elle scintille dans cette ligne bleue un peu floutée par la lumière. Je sens la chaleur contre mon visage, mes épaules, mes bras. Je peux encore laisser les yeux ouverts sur l'horizon, les montagnes sont vertes avec des tons noisette, les sentiers courent le long des roches. Bientôt la lumière sera trop forte, je devrai les fermer. J'entends les clochettes des chèvres et le chant des cigales qui montent dans ce juillet orangé. Les rangées d'amandiers et d'oliviers découpent les flancs des Tejadas 1 en tranches fines et régulières comme un jambon Serrano du bout d'une épée andalouse.
Laissez-moi encore goûter quelques instants à cette ivresse, à la puissance infinie qui m'est offerte sur un plateau d'argent, bien qu'elle ait toujours été là, depuis bien avant la prise de décision de mon incarnation. On m'a dit que j'avais longtemps refusé de revenir. J'ai bien fait d'attendre, alors ! Ça en valait la peine.
Même si le prix à payer n'en aura été que plus important.
L'Univers tient le compte des agios et des pénalités de retard, c'est la Loi.
J'ai appris. Je ne savais pas.

Mais, pardon, je me suis laissé emporter par l'allégresse qui monte en moi comme partout autour, ici, dès que se lève le jour.
Je remarque un vol d'hirondelles : il est l'heure d'étendre mes bras et de prendre mon envol avec elles."