Je le découvre, la mine livide. Et ce regard, à la fois désespéré et suppliant, je le connais. Je le connais trop bien. Pas de petit papa. Cet homme qui a la faveur de la nuit, se change en un ogre au teint cireux, aux yeux vitreux, je le reconnais. Ce monstre que je pensais fondu au soleil de l'Algérie : il est bien là, devant moi.
Nous ne sommes pas déracinés, nous sommes des plantes hors-sol, des tillandsias, filles de l'air qui s'ancrent dans le vent et poussent sur des roches. Nous ne prenons jamais racine, nous voguons allègrement, avec en ligne mire, une maison en France, où nous ne faisons que passer, qu'on appelle "chez nous". Vous êtes d'où ? on est de là-bas.
Et gardez en tête ce proverbe arabe : " On ne peut empêcher des oiseaux noirs de voler au-dessus de notre tête. Mais on peut les empêcher d'y faire leur nid..."
( p 165)
- Ma fille, qu'Allah t'entende ! Tu crois que nous, les femmes, on a le choix ? Tu es bien jeune. Je ne pense pas que tu as vraiment le choix, au fond même si tu crois l'avoir. Mais sache que, nous, ici, nous sommes sous l'autorité et la responsabilité de nos hommes, tu comprends? Nous, on ne fait pas ce qu'on veut, ma fille, on ne fait pas "comme on a envie", comme tu dis.
Elle passe sa main dans mes cheveux, avec une infinie tendresse.
- Ma fille, ah ma fille, si tu savais... Dans mon pays, la Constitution dit que la femme est un être inférieur, un être qu'il faut protéger. C'est ça, protéger...
Un drôle de silence s'est installé. Et la femme continue ses caresses, entamant sa complainte.
- Protéger, éduquer, enfermer, dominer, écraser, manipuler... ( elle se tait un instant.) Mais c'est pour notre bien, ma chérie. Nous avons tenté de nous défendre. Nous avons manifesté. Rien n'y a fait. Nous sommes encore plus soumises qu'avant. Soumises, mais unies.
( p 61)
il est assez rare d'y croiser des Algériens. les bungalows sont loués à l'année et pris d'assaut par les travailleurs français, les coopérants, les professeurs d'université. A Constantine, et a fortiori à Tanamart, on ne se mélange pas : on vit en bonne entente, mais on se fréquente peu. On emprunte les mêmes rues, mais sur des trottoirs parallèles.
Puis délicatement, presque au ralenti, il dévisse le zoom, le pose au sol, fixe un objectif et prend la photo, de mes jambes, de mes fesses sous la culotte immaculée, de mon ventre, de mes lèvres posées sur le velours, de ma peau alanguie, de la femme que je ne suis pas.
Il reste en arrêt face aux lumières de la ville.
Je cours en hurlant au ciel.
Je lui saute au cou, et entoure sa taille de mes jambes. Il cale ses deux bras sous mes fesses et se met à tournoyer.
Je ris à en déchirer les étoiles.
Pourvu que le drap tienne.