Je ne l'avais pas voulu. Mais lorsque H.D. entra dans ma vie, je ne pus rien contre son intrusion. Il s'était installé là, me poussant dehors, et s'accaparant de ma vie, il m'avait dépouillé de mon nom, mon corps, mon visage, mon œuvre. Dépossédé, exproprié, déshérité, je n'avais plus aucun choix d'existence hormis celle que je vécus durant ces dernières années. Que pouvais-je contre la force des choses ? Elle me vainquirent sans ardeur, sans mal ; par la seule volonté des événements. Je m'étais engagé par mégarde dans un labyrinthe obscur, tortueux. La sinuosité des chemins était faite pour me perdre. Constituée d'un tracé probablement régulier, mais flou. Je n'avais cependant aucun choix : avancer, me battre corps à corps avec le sort ; un destin qui ne pouvait être de dimension humaine. La chute fut douloureuse. Mais le résultat d'une chute, c'est principalement la résurrection qui résulte d'elle, résurrection par laquelle, la nouvelle vie dans laquelle on s'engage doit effacer l'ancienne que les dieux nous ont volée...
Une rencontre entre deux individus est possible, lorsqu’on a abandonné la volonté de trouver en l’autre quelque chose que l’on cherchait désespérément, oui ! Si nous croyons en un idéal, nous ne trouverons rien. En revanche il existe une rencontre qui se nourrit seulement de cet amour que nous pouvons avoir pour nous-même, sans attaches, sans désir de possession, sans fusion, à la jointure de deux individualités qui s’ouvrent l’une à l’autre par pure bienveillance, sans jugement ; il me semble qu’alors tout est possible.
Il n’arrivait pas à comprendre qu’il puisse souffrir autant. Il pensait à sa femme. Il vit un chômage indemnisé par l’Assedic depuis maintenant presque deux ans. Il pensait à ça. Il pensait à ses amis. Il remontait le fil de ses souvenirs de jeunesse. Ses années étudiantes. Mais tout le ramenait à son angoisse. Il vivait comme un porc ! Ne répondant qu’à ses besoins naturels (manger, déféquer, conserver sa vie). En dehors du travail, quelques heures dans les cafés. Au théâtre. Chez des amis. Sa vie s’étiolait en un vaste désastre. Il avait le sentiment de ne plus vivre une quelconque pulsion. Ni pulsion sexuelle. Ni pulsion de vie. Ni pulsion de mort. Un ami lui avait dit un jour que cela représentait l’angoisse moderne. Vivre comme si le temps s’était brutalement stoppé net. Depuis que dieu avait disparu de la scène, chacun devait, seul, se démerder avec cette angoisse. Un mélange de crainte de la mort, et de crainte de la vie, tout en se débrouillant avec sa routine, et ses frustrations quotidiennes : relations avec autrui, relations avec sa femme ou ses enfants. Pour se désaccoutumer un moment, on avait le choix entre le Prozac, la télévision, l’Internet. Cette caméra dans sa maison est le fruit de cette douloureuse matinée. Il avait le choix : un suicide propre et simple, - par défenestration pourquoi pas ou tenter quelque chose pour transcender ce quotidien usé : la caméra. On peut appeler ça une culpabilisation à l’envers. En introduisant la caméra chez lui, c’était un peu comme franchir la première étape. Un film. De l’insignifiant. Il n’y aurait plus de secret. Son corps, ses sentiments, proposés au plus offrant... S’offrir comme une marchandise. Un clown qui s’exhibe pour enfin, avoir le sentiment d’exister ! Pour cela : se filmer régulièrement. Tenir un journal de bord en images. Ça pourrait être diffusé à la télé. Au cinéma. A des amis ou sur Internet. Une vidéo de plusieurs milliers de minutes. Les images en brut. Sans censure. Dynamiter les règles. Une question de principe. Bon sang ! Plus question de se cacher. Plus question de faire semblant. La souffrance ça se communique. Ça ne doit pas se taire.
Je comprenais que l’écriture renvoyait à notre impuissance. L’impuissance de la parole. En visionnant, pour l’écriture de ce livre, une interview de l’auteur, donnée en 1971, à la sortie de son roman La Guerre, je m’aperçois avec effarement qu’il y fait référence. La tragédie de l’écrivain, c’est de s’apercevoir qu’il ne sait pas parler. Il cherche donc à donner l’impression qu’il sait s’exprimer.
Terrible destin qui est le nôtre !
Ce problème de la parole, on le retrouve très ironiquement dans le titre de son premier roman : Le Procès-verbal, et, dans l’épigraphe emprunté au roman Robinson Crusoé : « Mon perroquet […] avait seul l’autorisation de parler. » Comme si, finalement, la parole n’était rien d’autre qu’une répétition à l’infini, incapable de révéler le sens profond des émotions et des intuitions.
J’ai le souvenir aussi, de la faille aperçue subitement en moi, au moment où cette ancienne vendeuse de la librairie À la Sorbonne me fit cette curieuse révélation. Je découvris que j’étais un Le Clézio à rebours. Je ne comprenais pas la grande énigme de la vie, alors je parlais, je le racontais, je le réinventais. J’étais intarissable. Je me perdais dans les mots, des mots qui manquaient toujours le sens, qui créaient du malentendu, qui renforçaient le brouillard en moi. J’essayais. De parler. En vain. Il me fallait écrire. Et. Je n’écrivais pas. Encore.
Mettez-vous à sa place : vous n’êtes pas un prisonnier politique ou un type atteint d’une maladie incurable. Vous n’avez donc aucun vrai combat à mener. Vous n’êtes pas non plus une rock star. Vous n’êtes pas un millionnaire... Non ! Vous n’êtes pas exceptionnel. Et votre vie ne l’est pas non plus. C’est juste une vie ordinaire, sans heurts, sans passion. 97 % des gens sont dans votre situation. Et tout ça vous fait chier... CQFD.
Un jour ou l’autre, le quotidien, ça vous anesthésie. Cash. Ça ne vous démange même plus. La banalité de votre train de vie vous saisit à la gorge d’un seul coup, et hop, vous étouffe silencieusement. Ensuite, il ne reste plus rien à faire pour vous tirer de là. C’est un peu pour ça que ce caméscope a pu entrer chez eux. Banalement. Personne ne s’est aperçu de rien. Pas le temps. Ou pas le courage. Peu importe. Même si on croit avoir dit quelques mots avant de dîner à propos de ce truc. D’accord, sa femme aurait pu gueuler. Dire que ce genre de petit jeu ne l’amusait pas. Mais comment aurait-elle pu comprendre ? Pas à ce moment-là ! Non ! Trop tôt ! Elle était encore en droit de se rebeller. Mais la chose s’est empressée de squatter leur salon. Elle ne s’est pas méfiée. Alors voilà, il faut être un peu malade pour aller imaginer un truc pareil. C’est la maladie d’une civilisation. Mais c’est comme ça. Le mal du siècle entre par la grande porte. Exit l’intime ! La chose s’impose vite.
Ah, c’était incroyable cette passion que je lui vouais ! Ah, qu’est-ce que j’aurais pu en parler à ma mère, de ce Le Clézio-là. De ses initiales, qui me plaisaient tant. De son style. De ses histoires. De la mer. Des nomades. De la liberté. Du bonheur ! Ah, comme je me souviens de l’entendre, ma mère, systématiquement me répéter : « Mais bon sang ! Qu’est-ce que tu lui trouves donc à ce Le Clézio ? », elle qui n’ouvrit pas un seul de ses livres.
Le poète, comme l’écrivain, n’est pas un fébrile ouvrier, dont la force productive serait désormais mise au service du monde économique des besoins. L’artiste est un voyant : il explore son âme, il sonde les abîmes mystérieux, ténébreux de la psyché humaine, puis, ayant fait l’expérience de notre plus simple condition, il revient de ce long voyage, pour nous informer sur cet inconnu, pour nous dire ce que nous sommes.
Pas plus ordinaire pour le coup, qu’une caméra. L’image, c’est un moyen d’expression si familier ! Filmer la vie : quelque chose de si normal. Il faut à peine apprivoiser l’objectif. Ah ! Oui ! Ça pourrait laisser des traces. Mais c’est si anodin une caméra. Juste une boîte et un œil vitreux qui vous regardent indifférents...
A vouloir défendre la vie, on perd souvent la sienne…