Marc Angenot : du fascime .
Marc Angenot interrogé à Paris, pour Mediapart, par Antoine Perraud (décembre 2014).
Quelque chose s'est évanoui à la fin du XXe siècle en Occident, c'est la possibilité de se représenter collectivement un monde qui soit différent du monde où nous vivons et évidemment meilleur. Il s'est produit un effondrement, une décomposition de ces utopies politiques qui s'étaient métamorphosées au XIXe siècle en programmes d'avenir et en prévisions « scientifiques ». Ce constat n'invite pas du reste à conclure que, dans notre modernité tardive, les mythes sociaux et les fanatismes de masse ont dit leur dernier mot, ni que les humains vont être amenés à regarder le monde d'un regard sobre.
Le paradigme binaire littérature/paralittérature masque un complexe dispositif bricolé de défense d’une Légitimité canonique qui se voit assiégée par les poussées continues d’une invasion barbare qu’il faut tenir en respect – de quoi résulte une complexe topologie de légitimités, infra-légitimités et pleines légitimités.
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L'essence du ressentiment réside en une transmutation des valeurs, c'est-à-dire dans la dévaluation des valeurs prédominantes et la transmutation en valeurs des stigmates, des échecs, des signes mêmes où les Autres voient votre faiblesse, votre médiocrité ou votre servilité. C'est en quoi (paradoxe apparent sur lequel je reviendrai) l’axiologie invertie du ressentiment procède d'une révolte aliénée qui concède au fond de son coeur le jugement du monde extérieur dans le moment même qu'elle paraît le nier et — en dépit de sa rancune et de la survalorisation des « siens » — s'abaisse devant les valeurs hégémoniques et leur abandonne le terrain. On a affaire à des idéologies et à des axiologies paralogiques et autodestructrices parce qu'elles rendent un hommage dissimulé aux valeurs de l'Autre haï dans la frénésie même qui est mise à les mépriser et à les dénoncer comme non avenues.
Les malheurs de la rhétorique
Nous nous jugeons réciproquement de même : les uns et les autres, nous nous paraissons des fous. Saint-Jérôme parlant des polémiques entre chrétiens et païens.
Loin de me contenter d'étudier les reculs ou les retours allégués des religions révélées, des religions de la transcendance, je prends complémentairement en compte les théories qui débattent de l'emprise, de la dissolution récente et des résidus actuels du sacré politique, de cette « sacralisation de la politique » qui fut le propre du 20e siècle. Je cherche à évaluer les conséquences de la perte de foi dans les gnoses et les messianismes séculiers et millénarismes de naguère. Comme on le perçoit par mon évocation de ces trois notions, je m'appuierai sur une tradition intellectuelle qui remonte à Éric Voegelin, Jacob Taubes et Karl Löwith et qui interprète les idéologies totales du 20e siècle, socialisée et fascistes, comme des « religions politiques », produits hybrides de l'étape historicité du désenchantement.
Ceci m'amène à interroger la conjoncture nouvelle comme résultante la fois de l’effondrement de ces religions politiques à la fin du siècle vingt et des ultimes progrès de l'anomie et de la privatisation des croyances religieuses traditionnelles — deux notions importantes que je reprends et réexplique à leur tour.
Tout le monde vers 1990 tombe d'accord sur le constat de la décomposition des militantismes révolutionnaires, sur la faillite ultime des « utopies exotiques » (le Cuba du « Che », le Cambodge de Pol Pot et l'Albanie d'Enver Hodja ayant beaucoup déçu leurs partisans, lesquels parfois, comme Nif-Nif, Nouf-Nouf et Naf-Naf, étaient passés successivement de l'un à l'autre!). Ces utopies exotiques apparaissent avoir été le dernier avatar des Grandes Espérances occidentales. Tout le monde admet ainsi la perte de vraisemblance irréversible des Grands Récits, ces totalisations du passé, du présent et de l'avenir qui ont été durant deux siècles les énigmes résolues du malheur des hommes. Mais l'accord s'arrête ici, puisque les uns se réjouissent de tourner définitivement la page de ces funestes illusions et que d'autres, pour qui « le » socialisme restait malgré tout un phare au milieu des temps obscurs, sont inconsolables.
La démocratie constitue depuis deux siècles l'horizon évident du bien politique », écrit Pierre Rosanvallon, qui ajoute cependant aussitôt que celle-ci fut toujours incertaine d'elle-même et vacillante et qui étudie dans Le Peuple introuvable (1998), les expressions du constant malaise dans la démocratie qui s'exprime de l'abstentionnisme au mépris récurrent de la classe politique dans l'opinion. Un siècle et demi auparavant, Alexis de Tocqueville, le premier, avait représenté la démocratie comme cet horizon de la modernité politique, pour lui, dynamique fatale par-delà le bien et le mal, puisqu'il en parle comme d'« un fait providentiel, universel, durable, échappant chaque jour à la puissance humaine, servi par tous les événements comme par tous les hommes.
Je me bornerai, dans ces quelques pages de notes, à traverser une série de paradigmes et de diagnostics répandus, la plupart faciles, partiels et du moins discutables, sur la conjoncture contemporaine. J’ai mon idée, suspicieuse, sur l’esprit de tolérance et de censure à la fois qui semble tenir lieu aujourd’hui de vertu civique cardinale, enseignée dans les écoles au nom de l’antiracisme et anti-sexisme (et anti-homophobie et antiislamophobi et de bien d’autres menaces alléguées). Je cherche à voir dans quel contexte cette « religion civique » nouvelle développe ses dogmes et je chercherai à dire en fin de compte comment je comprends pour ma part la tolérance, ce quelle n’est pas, ce quelle n’a pas à être et quels raisonnements la fondent rationnellement.
« Jules Guesde (1845-1922) est le premier, après la Commune et alors que sévissait encore la répression versaillaise, qui ait introduit en France le collectivisme.
Il est le militant qui a le plus travaillé pour la Révolution sociale » : telle est la notice qu’on peut lire dans le Dictionnaire du socialisme de Charles Vérecque, paru peu avant la Grande Guerre. Jules Guesde, fondateur en 1880 du Parti ouvrier français et plus tard « éminence grise » du Parti SFIO, né de l’unité de 1905, « introducteur du marxisme » en France, « apôtre » et « prophète » de la Révolution prolétarienne, fut l’inventeur, le gardien et, pendant longtemps, le principal producteur d’une chose remarquable, le marxisme orthodoxe.
L’hostilité réactionnaire et conservatrice à la démocratie est connue et ne pose pas grand problème à interpréter : pour les droites de jadis et de naguère, la démocratie, incarnant le cours peccamineux pris par l'histoire en 1789, sapant les Traditions qui font la grandeur d'un pays, écartant les « élites naturelles », règne des médiocres et des incapables, est facteur de décadence nationale, de désordre et d'anarchie, de même que les idées égalitaires et humanitaires sont d'infâmes sophismes et des formes de pathologie inspirées par le ressentiment. La démocratie en son principe est un dogme insensé et, ajoute Louis de Bonald, « impie » : les hommes naissent dépendants et inégaux.