Quelques minutes plus tard, tandis que Tristan me pose un bandage, je demande à Tiberius ce qui est arrivé à Kyle.
Il mord dans une pomme en gloussant.
- Disons que, quand un Yankee t'aborde en disant "Ça alors, tu es canadien ? Comme c'est intéressant !", tu sais qu'il y a quelque chose qui cloche.
- Qu'est-ce qui vous est arrivé au visage ?
- J'ai eu un accident de voiture.
- Vous aviez bu ? demande-t-il d'une voix soudain plus froide.
- Moi, non. Le cerf, par contre, je n'en sais rien.
Tant pis pour Leonora. Je ne voyais pas comment j’allais pouvoir survivre à de longues années hors-terres avec ma main droite pour toute compagne. J’ai donc appris les règles du jeu tel qu’il se pratique entre humains.
Ce ne fut pas sans quelques ratés, comme la fois où j’ai frotté ma joue à celle d’une fille pour la marquer. Ou le soir où, debout au pied du lit de Marian, le sexe dressé comme un mât, j’attendais qu’elle se décide enfin à me tendre les fesses et à s’offrir.
Puis le moment où j’ai refermé les dents sur son cou pour l’ancrer et qu’elle a failli me percer le tympan avec son hurlement.
Heureusement Jeremy m’a pris sous son aile et m’a fait découvrir la pornographie et l’imagination sans bornes des humains quand il s’agit d’emboîter deux corps – ou, parfois, plus.
Ces films se sont révélés très instructifs mais également très éprouvants à regarder. Trop souvent les hommes y traitaient les femmes comme des subalternes et semblaient leur infliger leur volonté plutôt que de jouer avec elles. Et puis je leur trouvais quelque chose d’à la fois terrifiant et irrésistible, un peu comme les films d’horreur. Combien de fois je me suis dit, horrifié : « Là, je le sens, elle va lui faire mal… Elle va prendre ses testicules entre ses carnassières et… »
Croque, mâche, croque.
Je sens que Tiberius m'observe et je commets l'erreur de croiser le regard de ses yeux noirs pailletés d'or, plus beaux que la nuit elle-même.
Je n'avais encore jamais été aussi profondément consciente de quelqu'un d'autre dans ma vie.
- Et lui ? lance-t-il en désignant Tiberius, qui vient de replacer le tuyau de son support. Il est avec vous ?
- Oui, c'est mon concubin.
John m'a expliqué que, si on me le demandait, je devrais dire que Tib était mon petit ami, pas mon concubin, mais je n'y arrive pas. C'est comme le coup des chiens ; ça me reste en travers de la gorge. Tiberius n'est pas petit, et on n'est pas ami. Si ce n'était que ça, je n'aurais pas tout le temps envie de lui grimper dessus, de nouer mes jambes autour de sa taille et de le sentir grossir et de s'introduire dans mes espaces obscurs.
Je ne suis pas sûre qu’il comprenait très bien le sens du mot « domestiquer ». pour lui, ça voulait dire une télé, un « vrai » frigo, un canapé et deux enfants. Il mettait toujours tout ça dans la même phrase, comme si les enfants, le frigo, la télé et le canapé faisaient partie d’un assortiment.
Elle s’interrompt le temps de repousser de longues mèches de cheveux derrière mes oreilles.
– Il ne comprenait pas que je n’ai pas besoin de tout ça. J’aime bien les enfants quand ils viennent en classe verte. Ils posent des questions étranges auxquelles je n’ai pas de réponse, et d’autres tellement évidentes que je n’y penserais pas toute seule. Pourtant je n’ai jamais eu envie d’avoir d’enfant. Comme si on pouvait posséder un autre être humain !
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Je rampe vers John, le menton et le ventre au ras de l'herbe, la queue plaquée entre les jambes, en une posture de soumission, pas tant parce que je tiens à Ronan mais parce que, s'il quitte la meute, ça fera de moi une louve solitaire. Il y a un vieux dicton selon lequel seuls les solitaires sont sûrs d'avoir une descendance, parce qu'ils enfantent sans faute la frustration et la discorde. C'est pourquoi ils se retrouvent au service des alphas et de leur échelon, en tant que nidling. Un nidling n'est rien, n'a rien. Même l'oméga de la meute a le droit d'avoir quelqu'un, un loup aussi minable que lui, de sorte que, en privé au moins, il n'a pas besoin de se soumettre. La vie d'un nidling, en revanche, est une soumission perpétuelle.
Je refuse de finir comme Halvors, en steak de loup cramé autour d'un lampadaire.
– L’alpha de la meute du Grand Nord est mort, reprend-elle. Notre territoire a été envahi, et il y a encore des matémorphes qui traînent dans le coin. Notre échelon n’a pas besoin d’un patron ! Ce qu’il nous faut, c’est un meneur, un modèle qui ose renoncer à ses espoirs et à ses désirs pour le bien du groupe. Il nous faut quelqu’un qui soit le premier à s’élancer à la chasse, le premier à se battre, le premier à se sacrifier, le premier à mourir. Ce qu’il nous faut, c’est un vrai alpha.
Je me demande s’il y a quelque chose dans l’air conditionné des bureaux de HST. Lors de la dernière lune, j’ai fait le trajet avec deux loups qui vivent hors-terres depuis aussi longtemps que moi. Reena siège à la cour d’appel, et son compagnon, Ingmar, occupe un poste quelconque au sein de l’administration de l’État de New York. Ils ne retournent dans les Adirondacks que pour de rares vacances – et, naturellement, pour la lune de fer. Pendant ces trois jours où la lune est ronde et pleine, son influence fait loi, et les loups de la meute n’ont pas d’autre choix que de vivre sauvages.
Reena et Ingmar, qui sont des loups subalternes du deuxième échelon, ne paraissent pas affectés par ce déchirement qu’est la vie hors-terres. Ils ont passé tout le trajet à échanger des anecdotes au sujet de divers restaurants, d’avocats, du marché de l’immobilier et de Hamilton Magazine. J’avais l’impression d’être enfermé dans un espace confiné avec une paire d’humains – moins la puanteur caractéristique d’acier et de charogne.
Je les aurais bien mordus, mais ils ne sont pas de mon échelon.