Les cloches de Notre-Dame venaient de sonner huit heures. Le mois de septembre 1875 était largement entamé, mais l’air, déjà tiède en ce tout début de matinée, laissait présager une nouvelle journée étouffante. Dérivant nonchalamment dans le ciel d’un bleu intense, le cigare aisément reconnaissable d’un dirigeable pointait son nez vers l’ouest. Le vol quotidien Nice-Londres avait dix bonnes minutes d’avance, calcula Lemoine. Des vents favorables, sans doute. À quelques mètres au-dessous de lui, la Seine déroulait paresseusement son flot trouble, entraînant avec elle deux longs trains de rondins arrimés l’un à l’autre, destinés au port des Invalides. Des péniches ventrues, basses sur l’eau, les croisaient, chargées de montagnes de charbon en provenance de Belgique. Un peu en aval, au niveau de l’écluse de la Monnaie, le bateau toueur venait de s’ébranler et crachait sa fumée anthracite, se halant péniblement le long de la chaîne qui s’étirait au fond du fleuve, remorquant derrière lui des dizaines de barges. Le trafic ne tarderait pas à s’intensifier ; bateaux à roues, à hélice, canots et barques viendraient encombrer le cours d’eau, dans un tumulte de cris et de grondements de moteurs. Cinq ans après la victoire décisive emportée sur la Prusse, l’Empire de France n’avait jamais été aussi prospère.
L’homme bifurqua du Quai des Orfèvres dans la rue de Jérusalem et s’engouffra sous le porche d’un grand édifice décrépi, aux murs noircis par la crasse et le temps, étayé ici et là avec de solides madriers. L’ancien hôtel des présidents de parlement, devenu préfecture de police depuis le début du siècle, semblait sur le point de s’écrouler à tout instant, et les carreaux brisés de certaines fenêtres accentuaient encore l’impression de ruine. Les plans des architectes impériaux prévoyaient heureusement une rénovation prochaine, peut-être dès le printemps 1876. Lemoine se dirigeait vers une volée de marches qui s’élevait dans une encoignure de la cour, colonisée par les mauvaises herbes, lorsqu’une exclamation le stoppa dans son élan.
— Inspecteur !
Un jeune sergent de ville émergeait, essoufflé, d’une des nombreuses portes qui perçaient le bâtiment délabré. Son visage rond rougi par l’effort, il desserra le collet de son uniforme, et articula en haletant :
— Le chef demande à ce que vous les rejoigniez, lui et Monsieur le Préfet. De toute urgence !
Victor Lemoine s’efforça de conserver une attitude impavide.
— Que s’est-il passé ? Où dois-je les retrouver ?
— J’en sais rien, Inspecteur, mais ce qui est sûr, c’est qu’y a eu du grabuge chez des types de la haute ! Au 78, rue de Lille !
Lemoine fit demi-tour, sortit au petit trot et franchit le Pont-Neuf en courant, guettant un fiacre vide en quête de clients. Le quai était bondé, la circulation bloquée par une charrette renversée, et cochers et voituriers s’injuriaient copieusement sans bouger d’un pouce. La rue de Lille commençait dans celle des Saints-Pères, à moins d’un kilomètre de là ; il serait plus rapidement sur place en s’y rendant à pied.
Un déplaisant sentiment de malaise avait remplacé la sérénité de ce début de journée aux couleurs encore estivales. Le 78 rue de Lille n’était autre que l’hôtel de Beauharnais, qui abritait l’ambassade de Prusse. Il accéléra inconsciemment. Si le préfet de police de Paris et le chef de la Sûreté avaient tous deux bousculé leur ordre du jour pour s’y précipiter, cela ne pouvait augurer que d’une catastrophe imminente. Après l’armistice signé à l’automne 1870, qui avait acté l’incontestable supériorité de la France, les relations étaient demeurées tendues entre les deux nations. Napoléon IV remplaçait maintenant son père depuis un an à peine sur le trône impérial, et il était jeune, bien trop jeune, pour affronter un rusé renard tel que Bismarck. Un incident à l’ambassade pourrait suffire à remettre le feu à une poudre à peine éteinte. Il s’écarta vivement, afin d’éviter au dernier moment la brouette d’une marchande de fruits au milieu du trottoir, et sauta au-dessus du caniveau sans ralentir l’allure.
Le doute rongeait le vieil homme. Avait-il commis une erreur ? Vu ce qu’il espérait voir ? Interprété comme un prodige un phénomène naturel ? Transformé une simple coïncidence en intervention divine ? Il avait supplié les Dieux de lui envoyer une confirmation, sans obtenir de réponse.
— Ogmios t’a parlé ? grogna-t-il, incrédule.
— Cathubodua s’est adressée à moi durant mon sommeil, rétorqua Catuan, incapable de masquer complètement le raidissement de son corps.
Elle l’enveloppait de ses voiles noirs, de ses ailes de brume et de fumée, de plus en plus souvent, de plus en plus longtemps. Elle lui avait répété qu’il était celui qui mènerait les armées des tribus à la bataille finale. L’Arverne préparait le terrain, mais son rôle s’arrêterait lorsque la lune de sang brillerait au-dessus des collines. Le torque du Druide-Guerrier finirait par orner son cou.
Un frisson parcourut l’échine décharnée de Vrassios à la mention de Cathubodua, la Corneille des Combats. Une déesse puissante et redoutable, avec laquelle le vieux druide s’abstenait autant que possible de frayer. Ainsi, Iouna était censée réintégrer la partie. Voilà une prédiction qu’il serait aisé de vérifier.
Et un jour, j’ai su qu’elle était là. Que ma sœur et mon frère étaient également revenus, tenus par leur serment. Ma flamme de vie s’est mise soudain à brûler plus intensément. Tu sais, en hiver, l’atmosphère que l’on respire dans la hutte est chargée de fumée, lourde d’odeurs corporelles. Elle pue, mais tu ne t’en rends pas compte. Et lorsque tu sors, que tu inhales l’air propre et glacé du matin, alors tu inspires à pleins poumons et tu te sens brusquement plus vivant. Cela ressemble à ce que j’ai pu éprouver. On me sortait de ma cage, enfin.
« S’il y avait bien une chose que les magiciens et les sorciers avaient en commun, c’était leur incapacité à mentir, tant leurs esprits étaient connectés au monde. »