Masha Itzhaki

JUDA HALLÉVI

Que tu es belle...

— Que tu es belle, ô ma beauté
Grisée, mais sans ébriété !

Où vont tes pas, si lentement
Souveraine des sentiments ?
Et pourquoi ton ressentiment :
Te regarder, est-ce fauter ?

De grâce, montre ton minois
Pourquoi te cacher, pourquoi
Le voiler à ceux qui te voient
De ta vue jamais contentés ?

C’est un saphir blanc que ta joue,
Ta splendeur est ton seul bijou :
L’œil qui te voit perdrait le goût
De s’entrouvrir, plein de clarté ?

Le Jeu d'Echecs

Oui, je chante le chant d'une très vieille guerre,
Etablie autrefois sur les antiques bases,
Fixée par les savants sur un quadrilatère
Formé de huit rangées où sont autant de cases.
Les rangs sont quadrillés et debout , face à face,
Se tiennent les deux camps en ordre bien serré,
Les rois sont là, postés, d'une armée entourés,
Et entre les deux camps il y a de l'espace.
Les visages sont prêts, par le combat happés.
Chacun d'être immobile ou bien de s'élancer.
Cette guerre ne fait pas tirer les épées:
Elle ne met en jeu que l'art de la pensée.
Chacun est reconnu aux signes sur le corps,
Aux emblèmes tracés qui font la distinction:
Qui les voit s'agiter et se mettre en action,
Croira que là guerroient l'Edomite et le More.

Le More en vient aux mains, et l'Edomite envoie!
Au début, le pion ouvre et bien droite est sa route,
Car il marche en avant, ne dévie de sa voie
Qu'au moment de saisir l'ennemi en déroute.
Donc il marche tout droit, sans détourner ses pas,
Sans jamais diriger sa course vers l'arrière,
Mais au début il peut, à l'attaque première,
Trois cases enjamber, sauf s'il ne le veut pas.
Si loin de sa maison, d'aventure, il s'éloigne,
Gagnant le rang huitième, il reviendra en chef,
Et c'est à ce niveau, dirigée avec poigne,
Que reprendra sa guerre, entamée derechef.
Dévier de son parcours, le chef peut, comme il veut,
Et sa marche porter en toutes directions,
L'éléphant au combat se met en action:
Comme embusqué il va, en oblique, il se meut.

Comme le chef il bouge, ayant cet avantage:
De tripler tous ses pas dans sa marche en un coup.
Le cheval a le pied léger lors du carnage;
Sa marche est tortueuse et se fait par à-coups.
Sa route n'est pas droite, elle sera biaisée.
Limité, son domaine: il n'a droit qu'à trois cases.
La tour a trajet droit en la campagne rase:
Allant en large, en long, la trajectoire aisée.
De chemin onduleux elle ne cherche pas,
Ni non plus ne serpente, ignorant le détour.
En toutes directions, le roi mène ses pas.
Aidant ses serviteurs et assistant sa cour.
Qu'il ne bouge ou reste coi, son combat est prudent,
L'ennemi apparaît, le tient sous la menace?
Il décampe aussitôt, abandonnant sa place...
Lorsque la tour le presse, il fuit,... la peur aidant,

Par elle harcelé, de case en case proche,
Il détale ou alors parmi ses gens se terre.
Tous de s'entretuer: avec rage on s'embroche!
Morts, les guerriers des rois, mais pas de sang à terre...
Quand le More est vainqueur, Edom a déguerpi.
L'Edomite prévaut? Le More est impuissant.
Voici qu'au piège pris, un roi très languissant
Est saisi dans les rets, sans merci ni répit:
Il n'y a pas où fuir, se mettre en sûreté,
Ni ville fortifiée, ni non plus casemate:
Voici le roi battu, le verdict est jeté.
Nul sauveteur en vue, on s'approche du mat!
Prêt à mourir pour lui, l'ost se donne âme et corps.
Mais s'évanouit la gloire: ils voient l'échec du roi!
Toujours recommencés, la guerre et son effroi
Peuvent naitre à nouveau: résurrection des morts!


Abraham Ibn Ezra

Devinette

O malade d'amour, qui son pleur la nuit pleure,
Sa larme sur la joue!
Elle sourit à ceux à qui elle veut plaire,
Or le feu sa chair troue...
Souffrante elle paraît, mais qu'on la décapite,
Et elle ressuscite!

Moïse Ibn Ezra

ÉPHRAIM LUZZATO

Une charmante enfant qui était amoureuse
S’en fut chez le docteur pour avoir un remède :
- Depuis de si longs jours, j’ai l’âme souffreteuse,
Même durant les nuits, aucun repos ne m’aide !…

Pendant que devant lui se trouvait notre gueuse
Il étend une main qui tout à coup procède
À vérifier la fièvre. Une flamme nombreuse
S’allume dans son cœur : voici qu’au piège il cède…

Étonnement, stupeur frappent notre docteur,
Quand la malade encor lui remet son discours :
- Monsieur, je vous en prie, le soin de mon malheur…

- Ne vous dérobez point ! Ma bien-aimée, c’est vous !
Pansez donc ma blessure : ah, voilà bien mon tour,
Docteur ne sommes plus, le malade, c’est nous !

ELEAZAR BEN-JACOB HA-BAVLI

Sa lèvre...

Sa lèvre a goût de vin et la biche gracieuse
Laisse échapper des mots qui sont huile soyeuse.
Grenade est son tétin, sa joue rose joyeuse,
Talle élancée d’un orme... Une ruche mielleuse
Lui tient lieu de ventre et la fesse onduleuse
Est comme une colline. La passion furieuse
Change le sage en sot et l’envie tumultueuse
Fait du vif un hâtif ! Je l’ai vue, radieuse,
Son voile semblait ciel, sous lequel lumineuse,
Une pommette nue était lune laiteuse.