— Amédée-Dieudonné Fabreguettes, après en avoir délibéré le Tribunal de l’Histoire vous reconnaît coupable :
d’avoir, ensemble et de concert avec les membres décédés ou vivants de votre famille, confisqué à leurs légitimes propriétaires vingt-trois hectares de bonne terre de culture.
d’avoir en outre réalisé des profits importants et illicites en sous-payant notoirement les services rendus par vos employés.
d’avoir, de ce fait, largement contribué à développer dans le pays un état de misère et d’injustice générateur de troubles sanglants.
Par ces motifs, le Tribunal de l’Histoire vous condamne à la restitution immédiate de toutes les terres indûment acquises et désignées sous raison sociale “Domaine viticole Léon et Louis Fabreguettes”. Vous condamne en outre à l’EXIL.
Le jugement est définitif, sans appel ni recours possible. Il est immédiatement exécutoire.
(...)il est consigné dans le rapport de police que vous disposez d’un assistant que vous rémunérez correctement et traitez en ami. Ce sont là éléments qui plaident en votre faveur. Je vous le demande, monsieur Fabreguettes dois-je comprendre que c’est à votre corps défendant que vous n’avez pas embrassé, à votre tour, le statut de vos ascendants ?
— C’est cela même, monsieur le président. Je suis en quelque sorte artisan plâtrier à façon par défaut. Le métier est estimable, certes, et il nourrit convenablement son homme. Je l’exerce avec goût depuis plus de dix années. Mais c’est “colon” et viticulteur que je voulais être. Et seulement cela.
— Ainsi, Amédée-Dieudonné Fabreguettes, vous refusez l’assistance d’un avocat ! Non seulement vous n’avez pas choisi de défenseur, mais encore vous prétendez interdire de plaidoirie celui que le tribunal vous a commis d’office. Êtes-vous si assuré de votre impunité que vous agissiez de la sorte ?
La voix sinistre portait déjà une lourde condamnation. Elle tombait des nuées plombées que zébraient de rouges fulgurances d’Apocalypse.
— Je vous le demande à nouveau. Êtes-vous si assuré de votre impunité ?
— Non pas. Je suis pourtant innocent
Malgré les vicissitudes de sa nouvelle existence, Léon Fabreguettes s’acquitta de sa dette envers l’État dans les délais impartis. En mil huit cent quarante-neuf, il épousa Marie-Josèphe Altenberger, laquelle décéda l’année suivante des suites de choléra, de dysenterie ou autre maladie épidémique qui décima la colonie. Jamais il ne se remaria. Avec l’assistance d’une famille voisine et amie, il éleva Louis, mon grand-père, l’enfant qui lui était né.
— Innocent ! Vous reconnaissez bien être de la lignée des Fabreguettes, l’arrière-petit-fils de Léon, le petit-fils de Louis, le septième enfant de Baptiste, tous à présent décédés mais tous établis de leur vivant à Renan, en Algérie, en qualité de “colons” et singulièrement de viticulteurs.
— Je le reconnais, monsieur le président Et je le revendique.
— Votre cas s’en trouve aggravé, Amédée-Dieudonné Fabreguettes.
— J’en suis innocent !
— Vous l’affirmez. Alors expliquez-vous. Justifiez, si vous le pouvez, l’attitude des voleurs de terre et des oppresseurs de populations ! Parlez, vous en avez le droit et le tribunal a le devoir de vous écouter. Peut-être vous comprendra-t-il.
— Est-ce bien utile, monsieur le président ? Souvent les préjugés sont indéracinables.
— Parlez donc. Ce tribunal est impartial.
Renan en Algérie — juillet 1962
La nuit s’achevait, foudroyée par une aube glorieuse. La dernière nuit dans sa maison. Sa maison qu’il allait quitter sans retour. Comme les nuits précédentes depuis qu’il savait l’exil inéluctable, celle-ci avait été taraudée par un cauchemar, toujours le même
Jamais cela ! Il partirait. Il n’avait rien en lui à purifier, rien à demander à personne, et surtout pas le pardon. Il partirait sans rien emporter du pays qu’il avait aimé, défendu jusqu’au bout, et perdu. Au moins saurait-on qu’il n’était pas dupe de la comédie jouée sur les bords du Léman.
Léon Fabreguettes décéda en mil huit cent soixante-neuf, blessé puis dévoré par les hyènes qui dévastaient son poulailler. Voilà, monsieur le président, toute l’histoire de Léon Fabreguettes, mon aïeul, “colon” et pionnier en Algérie. Est-elle si méprisable qu’elle mérite condamnation ?
— Vous seriez en quelque sorte un “colon par intérêts”. Savez-vous qu’en cette qualité vous pouvez être tenu pour responsable du drame qui, depuis huit ans, endeuille votre pays ? Comptable de ses misères et de ses morts ? Le savez-vous ?
— J’en suis innocent !