AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de JeffreyLeePierre


Je vais te raconter une histoire, dit Igor. Une histoire que j'ai vécue. Une histoire que les historiens de la Révolution ne retiendront pas car elle leur paraîtra immorale, absurde, anti-historique, quoi ! Juste après Octobre, dans les jours qui suivirent immédiatement, la Révolution faillit périr. Oui, elle a failli périr, noyée dans l'alcool. [...]
Il est bien normal que les insurgés fêtent leur victoire, qu'ils se détendent les nerfs en buvant un bon coup. Seulement, tout le reste de la population suivit. Il y a toujours plus de badauds que de combattants, dans une révolution, mais lorsqu'il s'agit de triompher, tout le monde veut en être. Une orgie sauvage déferla sur Petrograd. [...]
Kerenski chassé, les derniers débris du tsarisme enfuis, toute la pauvreté de la ville se révéla. Tous les pauvres, tous les infirmes, tous les vagabonds, comme des cloportes, déboulèrent des ruines, se ruèrent vers les caves du palais d'Hiver, en tirèrent les bouteilles, se saoulèrent à mort sur place. Les soldats que Trotski envoya pour les déloger, leur arrachèrent les bouteilles des mains, mais au lieu de les détruire, ils crurent plus simple de se les vider dans le gosier. Ce fut le commencement de l'enivrement général qui gagna toute l'armée. Le régiment Préobrajenski, le plus discipliné, dépêché pour rétablir l'ordre, ne résista pas à la contagion. Les caves du palais d'Hiver accumulaient tant de vins et de spiritueux que les soldats n'arrivaient pas à l'éponger. Le régiment Pavloski, rempart révolutionnaire entre tous, vint à la rescousse et tomba lui aussi le nez dans le ruisseau. Que dis-je, le ruisseau ! De rivière, l'alcool devenait fleuve. Les gardes rouges eux-mêmes glissaient dans l'orgie. On lança les brigades blindées pour disperser la foule. Elles entrèrent dans le tas, cassèrent quelques jéroboams et, finalement, les blindés se mirent à zigzaguer et à défoncer les murs des celliers et des cafés aux volets clos. J'assistais, atterré, à cet effondrement de la Révolution. Si Kerenski avait alors osé revenir, si les généraux blancs avaient su dans quel état se trouvaient les insurgés dans les semaines qui suivirent la prise du palais d'Hiver, la Révolution était balayée en un tour de main. Mais eux aussi, peut-être, sans doutes, noyaient dans la vodka leur défaite. Nous étions seulement quelques camarades obstinément à jeun qui essayions de colmater les brèches. On clouait des barricades devant les bistrots et les caves. Les soldats escaladaient les maisons par les fenêtres. Markine, ancien matelot de la Baltique, entreprit de détruire à lui seul, sans boire une seule gorgée d'alcool, tous les dépôts du palais d'Hiver. Chaussé de hautes bottes, il s'enfonçait dans un flot de vin, jusqu'aux genoux. Des tonneaux qu'il éventrait, le vin giclait en ruisseaux qui s'écoulaient hors du palais, imprégnant la neige, vers la Neva. Les ivrognes se précipitaient vers ces traînées rouges, lampaient à même dans les rigoles. Non seulement la garnison de Petrograd, qui joua un rôle si déterminant dans les révolutions de février et d'octobre, se désintégra et disparut dans cette beuverie énorme, mais la contagion éthylique gagna ensuite la province. Des trains qui transportaient du vin et des liqueurs étaient pris d'assaut par les soldats. La vieille armée russe ne s'effondra pas sous la ruée des Autrichiens et des Prussiens, elle se délita dans les vapeurs d'alcool. Si Trotski s'acharna à vouloir signer la paix à Brest-Litovsk, c'est qu'il savait que l'armée russe n'existait plus. L'armée russe était saoule. L'armée russe s'était noyée dans une orgie inimaginable. Trotski a bluffé à Brest-Litovsk en proposant aux Allemands de démobiliser les troupes russes. Elles s'étaient démobilisées elles-mêmes.
Commenter  J’apprécie          258





Ont apprécié cette citation (24)voir plus




{* *}