-Vous êtes sévère, vous. Et pourtant on dit à droite et à gauche que vous avez déjà signé un contrat avec monsieur Céline pour un livre intitulé Bagatelles pour un massacre, où il semble qu'on ne parle pas trop bien des juifs… Si c'est le cas, je suis étonné, parce que, je le répète, monsieur Céline a toujours été d'une humanité exquise avec moi… Mais vraiment, vous publiez ce livre?
-Je le publierai, oui, même si l'on m'a déjà averti qu'il va me coûter cher. Mais qu'une chose soit claire : je ne publie pas de livres contre les juifs ou pour les juifs ou simplement sur les juifs ; je suis l'éditeur de textes de littérature, et je suis sûr d'une chose : que la littérature de monsieur Céline est la plus grande que notre pays ait connue depuis longtemps, au moins depuis les livres du merveilleux Maupassant.
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Ayant pris le nom d'Erich Maria Remarque notre écrivain alla s'établir en Suisse, d'où il se rendait fréquemment à Paris. Là, avec Jean Gabin et Maurice Chevalier, il devint, pendant une courte période, l'un des nombreux amants collectionnés par Marlene Dietrich, avec le consentement morbide de Josef von Sternberg.
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D'ailleurs, quelque temps auparavant, il avait lu le premier roman d'un médecin français qui, avec des accents endiablés, racontait une visite aux usines Ford de Détroit: des hommes- marchandises, oui, l'horreur de l'aliénation, mais il avait dû y trouver aussi quelque chose d'archaïque, une sorte de danse, quelque chose de magique pour en parler ainsi, comme seul le peut celui qui sait regarder le présent comme s'il était déjà passé...Maintenant, en passant devant la librairie Malassis, Benjamin vit un autre livre du même auteur exposé en vitrine.Son titre était " Mort à crédit ", et il coûtait 25 francs " C'est trop" pensa-t-il, puis il vit que l'un des deux éditeurs s'appelait Steele, autant dire acier.
Il ignorait que l'Américain Bernard Steele n'etait pas beaucoup plus qu'une raison sociale et que le véritable éditeur était l'autre, le belge Robert Denoël : aussi entra-il dans la librairie.
( p.18)
(...) Benjamin (*Walter) sourit en se souvenant de son dernier échange épistolaire avec Horkheimer qui lui adressait une somme d'argent et l'encourageait à mener à terme ses essais sans se perdre dans ses vagabondages qui ne conduisaient à rien, et surtout sans se ruiner avec sa manie de collectionner." Souviens- toi que, au milieu des circonstances historiques dramatiques parmi lesquelles le destin nous a obligés à vivre- avait été sa réponse à son ami-, le collectionneur a une grande supériorité morale sur
l' historien et sur le philosophe, car en accueillant avec un attachement sans distinction toutes les épaves du passé il se propose comme le critique le plus radical du présent , ce présent intolérant où les objets comptent sur la base de leur force et de leur utilité, et toi, tu sais que ces mots, force et utilité, ne cachent rien d'autre que des cimetières de morts, de choses mortes, massacrées, oubliées, dissipées. Crois- moi, Max, aujourd'hui notre tâche est de se souvenir et de
" retrouver ", et elle le sera encore plus demain pour nos petits-enfants : parce qu'il y a des moments où être dans l'avenir signifie être dans le passé contre le présent (...)
Walter Benjamin devait continuer son essai sur Baudelaire; et celui sur Kafka; et celui sur Brecht; et surtout celui sur les passages : au lieu de cela, depuis trois jours il ne faisait rien d'autre que lire " Mort à crédit "allongé sur son lit de camp. Captivé, bouleversé, ligne après ligne il avait la certitude de lire le livre le plus beau qu'on eût jamais écrit.Cet écrivain ne semblait connaître qu'un seul signe de ponctuation : les trois points de suspension, mais quelle richesse et quelle variété il savait en tirer ! Arrivé à la page 68, il tressaillit : l'auteur décrivait avec horreur et amour le lieu où il avait grandi, un lieu qui s'appelait passage des Bérésinas: comment avait-il pu lui échapper ? Un passage aussi long, d'après le récit, avec pas moins de cinquante boutiques, long et élevé, avec une voûte vitrée d'où, même les jours les plus beaux, il pleuvait une lumière grise (...),où la mère de l'écrivain avait un cagibi plein jusqu'à l'invraisemblable de linge à raccommoder et de dentelles à repriser, passage des Bérésinas., l'aquarium-holothurie (...)
Celui qui ouvre un livre pour autre chose qui ne soit le pur plaisir de lire méconnaît ce qu'est la lecture.
Huit écrivains
Il était une fois huit écrivains qui étaient un seul et même écrivain. Tous écrivaient à propos de la mer et de ses terribles aventures, tous employaient des mots merveilleux comme bastingage et beaupré, tous connaissaient la géographie la plus lointaine, les vents, les faunes, les flores, les constellations, le calcul de la position, puisant dans cette connaissance de très profonds soucis ; ils me faisaient brûler de la même soif et du même délire, frissonner pour la même tempête, sombrer dans le même flot identique. La cale dont ils parlaient avait les mêmes ténèbres, le secret du capitaine ne se résolvait jamais, les mots et les choses passaient interchangeablement d’un livre à l’autre avec une continuité fantastique, et la carte… la carte était morcelée en plusieurs fragments distribués dans chacun de ces livres, il fallait les avoir tous lus, se souvenir de tous, les confondre tous.
//traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro,
Syd Barrett ne fut pas chassé parce qu’il était devenu fou : il devint fou parce qu’ils étaient en train de le chasser.
Là-bas
Moi j’avais un père qui m’emmenait visiter l’église de San Bernardino alle Ossa, et l’édicule du Fopponino plein de crânes avec un écriteau en latin qui, traduit, disait : « Ne nous raille pas, ô passant, car un jour tu seras semblable à nous ». Je les regardais longuement et je pensais : « Oh non, je ne vous raille pas. »
Le mien, au contraire, m’adressa de Palerme une carte postale de la Crypte des Capucins, et de Turin la photographie d’une momie du Musée égyptien. En les voyant dans ma chambre, ma grand-mère s’exclama : « Est-ce que ce sont des choses que l’on montre à un enfant ? », et je me dis en moi-même : « Évidemment que oui ».
//traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro,