"Claude Simon, une vie à écrire" est une bonne biographie du romancier Claude Simon, pas toujours rédigée avec le soin qu'il faudrait, mais pleine d'intérêt. On ne s'y limite pas aux éléments vécus de la vie du personnage principal, mais on tente d'étudier en profondeur l'oeuvre et surtout, le travail d'écrivain de Claude Simon. Ce livre en effet permet de donner un sens nouveau, un sens plein et fécond, au mot "écriture", si galvaudé par tant d'auteurs banals et de critiques sans imagination. "Ecriture" est d'abord une mise en mots de ce qui a été vécu et perçu, mais c'est aussi, à l'inverse, une manière de vivre, de faire entrer le langage et la littérature dans la vie d'un homme né privilégié, dilettante, peu engagé et peu concerné par le monde, qui trouve vers 1950 sa véritable vocation et trace, peu à peu, le sillon de sa création romanesque où sa vie se concentre.
Claude Simon, dans ce livre, est avant tout un travailleur du langage : d'abord, il s'entraîne comme un jeune apprenti à analyser les techniques de fabrication des grands romans et s'exerce à écrire comme d'autres font leurs gammes. C'est par ce labeur obstiné que l'artisan écrivain construit - parfois à grand peine - ses romans, et conçoit donc la littérature comme un art du langage. Cette perspective, dans les années 50 et 60, le préserve heureusement d'une littérature à idées, d'une production idéologique et morale dont Sartre, Camus et tous les engagés de ces temps-là ont encombré les rayonnages. Cette dimension langagière et stylistique fit de lui, pendant quelque temps, un compagnon de route du Nouveau Roman.
Si la matière première des romans de Claude Simon est le langage, celui-ci renvoie non aux idées généreuses et rhétoriques, aux discours humanistes, mais aux perceptions les plus physiques de l'existence. "La Route des Flandres", son roman le plus célèbre, raconte la débâcle de 1940, mais c'est aussi, et surtout, un roman de chevaux, de cavaliers, de sangles et de courroies, de pluie et de printemps. Il en va de même de tous les autres ouvrages de l'auteur, nourris par une sensibilité de peintre (Claude Simon a d'abord peint) aux formes, aux textures et aux lumières. En cela, comme le dit Elie Faure plusieurs fois cité par l'auteur, l'art est la moins intellectuelle des disciplines, la plus imperméable aux grandes idées sermonneuses et aux causes sociales, la plus amorale. Par réalisme rigoureux, Claude Simon t fait face, franchement, aux intermittences de l'esprit et de la mémoire, ce qui interdit tout discours idéologique artificiellement composé qui ne s'interrogerait pas sur ces questions là.
Jamais, malgré le Prix Nobel et les mondanités qu'il entraîna, Claude Simon n'abandonna cette discipline artisanale des mots, cette éducation du regard et de tous les sens, cette sobriété de l'âme. Mireille Calle-Gruber, dans la partie la plus fatigante de son ouvrage, consacrée aux dernières années de la vie de l'auteur, note consciencieusement toutes les rencontres avec les intellectuels médiatiques, tous les colloques, les expositions, la présence des personnes et des journaux un peu répugnants que nous connaissons encore aujourd'hui (Le Monde, Sollers, Libération, Jack Lang, BHL, etc) .
Socialement et idéologiquement, Claude Simon appartient à ce milieu douteux de publicistes des années 1990-2000, mais il leur échappe toujours par sa discipline et son labeur obstiné d'écrivain, sa dignité d'ouvrier des mots.
Voilà donc un livre instructif et très utile.
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Critique de Nadine Satiat pour le Magazine Littéraire
Claude Simon (1913-2005) se voit consacrer une minutieuse biographie. Compacte, intense, grave, nuancée, précise, cette première biographie de Claude Simon, bourrée de documents inédits et de citations, est un livre complexe : à la fois récit très sobre d’une vie tôt marquée par les deuils et les épreuves, où l’écriture s’est imposée comme une raison de vivre, interrogation d’une oeuvre autobiographique où le «vécu» cependant ne préexiste pas à son écriture, et description concrète et minutieuse de l’évolution d’une pratique romanesque parfaitement singulière. Pour avoir bien connu l’écrivain dans les quinze dernières années de sa vie, sa réserve, son mépris du tapage et de toute compromission, Mireille Calle-Gruber savait que Claude Simon aurait apprécié qu’elle écrive ce livre, profondément empathique et sérieux.
Sans le moindre recours à la psychologie (que toute l’oeuvre de Claude Simon récuse), elle décrit l’ascèse de sa création, le consentement au travail, la rigueur de la quête, l’impératif catégorique de la justesse, pas seulement des mots mais du processus entier, dans une totale modestie, la découverte de l’« étonnant miracle » par lequel « l’écriture nous apporte ce qui la nourrit elle-même » (Claude Simon, archives), et le complet recommencement, à chaque livre, jusqu’à ce que, comme l’écrivit Jean-Claude Lebrun dans L’Humanité à propos du dernier roman de Claude Simon, Le Tramway (2001), « la matière romanesque, à force de brassages, d’échos et de récurrences, semble être devenue sans limites, comme renfermant sa propre indéfinie fertilité ». Belle formule, que Mireille Calle-Gruber, attentive à retracer aussi la réception de l’oeuvre, cite avec plaisir, tant fut souvent désastreux, condescendant, inepte, l’accueil critique en France (jusqu’à celui de l’annonce du prix Nobel), alors que l’oeuvre était traduite, appréciée, étudiée, et la parole de Claude Simon conférencier accueillie un peu partout dans le monde.
La méthode a un inconvénient. Le récit proprement biographique, où manquent un peu les témoignages extérieurs, est parfois comme court-circuité par cette manière de convoquer des écrits et des textes largement postérieurs. Des choses semblent dites trop tôt. Si Claude Simon par exemple ne se souvient d’avoir éprouvé - il avait 10 ans -, à la mort de sa mère, qu’une «sorte d’ahurissement», peut-être n’était-il pas judicieux de citer là les mots que, plus de soixante-dix ans après, il a trouvés dans L’Acacia pour décrire la maladie de sa mère, métamorphose de «la paresseuse génisse», héritière d’une «forteresse à la somnolente respectabilité», en marionnette tragique au «bec de rapace». À ce moment-là de la biographie, alors que vient d’être citée une lettre effroyablement émouvante de la mère mourante à son enfant, les mots de l’extrême maturité sont trop forts, presque incompréhensibles, et, au lecteur novice de Claude Simon, cette génisse pourrait sembler affreusement cynique. Mais ce n’est qu’un détail, qui n’enlève rien à la très grande qualité du livre.
Les chapitres sur la jeunesse, le collège Stanislas, le récit du voyage de 1937 (nourri de carnets inédits), celui de la déroute des Flandres (où l’on mesure l’écart entre le récit que Claude Simon s’est fait pour lui-même, en 1990, de la chute de la première bombe et une page de La Route des Flandres), celui de la captivité, de l’évasion, de l’Occupation, tout est passionnant. Plus d’un lecteur découvrira avec surprise le jeune Claude Simon, peintre autodidacte, en grande conversation avec Raoul Dufy, et la place de la réflexion sur la peinture, celle de Cézanne (avant la découverte de Picasso et du cubisme), dans le déclenchement de l’écriture des premiers romans. Claude Simon les reniera, comme il reniera ses peintures, mais peu importe. De Dufy, il retiendra qu’il faut «savoir abandonner le tableau que l’on voulait faire au profit de celui qui se fait» , et de Cézanne, l’exigence fondatrice de la composition.
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