Myriam Tonus : L'Évangile dans la chair : la parole
Il faut vraiment s'être recouvert de multiples couches pour ne pas sentir le souffle porté par une jeunesse, croyante ou non; qui veut un autre monde, par tous ces hommes, toutes ces femmes, croyants ou non qui refusent d'enfermer le sens de leur vie dans la consommation de biens et le rejet de l'autre, par toutes celles et tous ceux, croyants ou non, qui au quotidien posent des gestes qui rendent le monde meilleur et les humains, plus dignes. Par toutes celles et tous ceux aussi, croyants ou non, qui ne se lassent pas de questionner l'existence en toutes ses dimensions, y compris les moins évidentes.
Jésus n'était pas un homme d'ordre, si cela avait été le cas, on n'en parlerait même plus. Le Christ n'est pas la révélation d'un Dieu PDG d'une organisation bien huilée qui entend étendre son ordre au monde entier. L'agapè qui résume en son cœur brûlant tout ce que l'on peut dire et connaître de Jésus Christ n'a rien d'une gentille sagesse. C'est même le principe de jugement le plus radical, parce que sa lumière, éclairant tout, est un principe de déflagration inimaginable. Rien ne lui échappe - pas même ce qu'on appelle la foi - et l'on peut comprendre que l'on préfère, bien souvent, en limiter les effets.
La Parole se donne à tout être humain sans condition. Elle est Evangile, c'est-à-dire annonce de bonheur, heureuse annonce pour la vie présente de chacune et chacun, quels que soient son histoire, ses combats, ses défaites et les charretées d'errances ou de fautes qu'il ou elle trimballe. L'Evangile, c'est dans la chair qu'il parle et non d'abord dans les méandres de l'intellect même si l'intelligence, on le verra, en est une précieuse et fidèle auxiliaire.
Et dans les deux cas, un malheur menace : celui de voir la Parole confisquée au profit de conceptions particulières, que ce soit pour "mettre les grandes vérités au congélateur : elles se conservent, mais elles sont immangeables", ou pour en faire une sorte de fast-food facile d'accès, qui finit par se confondre avec les droits humains et une sagesse qui ne requiert aucun effort particulier.
Le livre parle de chair et de parole. Les deux surgissent au présent. La chair est traversée par le désir. Elle n'est pas une momie. La parole s'adresse aujourd'hui à un humain qui l'écoute dans sa chair. Il ne suffit pas de lire une parole, il faut la dire et l'entendre : "La foi naît de l'écoute" (Rm 10,14). Avec du souffle et un ton approprié.
Lisez à voix haute, sans vous presser, les lignes suivantes. Ou mieux, si vous en avez la possibilité, fermez les yeux et demandez à quelqu'un de les lire :
"Au commencement, la parole
la parole avec Dieu
Dieu, la parole.
Elle est au commencement avec Dieu.
Par elle tout est venu
et sans elle rien n'a été de ce qui fut.
En effet, la vie
la vie, lumière des hommes
et la lumière brille à travers la nuit
la nuit ne l'a pas saisie." (Jean 1, 1-5)
Magnifique traduction [Alain Marchadour et Florence Delay, édition Bayard 2001]. Vraie traduction parce qu'elle ne trahit en rien la puissance de ce prologue de l'évangile de Jean. Heureuse traduction parce qu'elle rend au mots originaux leur puissance, tellement affadie par la plupart des traductions. Pas du mot à mot, plutôt du "souffle à souffle". Pour porter la Parole, tous les mots ne conviennent pas…
Redoutable pouvoir de la parole. Elle donne vie, mais elle peut aussi donner la mort - y compris physique. Celui, celle à qui aucune parole n'est offerte - enfant non désiré, vieillard livré à sa solitude - sent se creuser au coeur de son existence un abîme de douleur et d'anéantissement dans lequel il est possible de se laisser glisser. Et que l'on ne dise pas trop vite que cela ne concerne que quelques personnes malchanceuses. C'est faire affront à celles et ceux, innombrables, qui vivent en silence au quotidien cette forme d'enfer. Que celui ou celle, si cela existe, qui n'a jamais subi la brûlure d'un affront, d'une humiliation, d'un mépris, se contente, comme Jésus, de tracer des signes dans le sable....
Je ne développerai pas ici la réduction du vocabulaire à laquelle on assiste aujourd'hui, causée par la forme volontairement abrégée des formes de communication (SMS, tweets,...). Il est devenu habituel d'inviter les journalistes à utiliser des mots concrets plutôt qu'abstraits, d'éviter les phrases longues, et surtout, de se limiter à un nombre de signes censé plaire au lecteur. Le souci est que rendre un mot obsolète, c'est du même coup évacuer la signification dont il était porteur ; réduire la phrase à son noyau, c'est occulter la nuance et la complexité, etc.
"Qui est capable de comprendre toute la richesse d'une seule de tes paroles, ô Dieu ? Ce que nous en comprenons est bien moindre que ce que nous en laissons, tout comme les gens assoiffés qui s'abreuvent à une source. Les perspectives de ta parole sont nombreuses, tout comme sont nombreuses les perspectives de ceux qui l'étudient. [...]
Celui qui a soif se réjouit de boire, mais il ne s'attriste pas de son impuissance à épuiser la source. Mieux vaut que la source apaise ta soif plutôt que ta soif épuise la source."
La "vérité" d'une union ne relève pas de la preuve factuelle, elle n'a rien de magique. Deux acteurs de cinéma qui jouent une scène de mariage prononcent les mêmes mots que dans la réalité, et pourtant ils ne sont évidemment pas mariés à la fin du tournage. Les mots en soi n'ont aucun pouvoir en particulier ; c'est leur usage dans le cadre d'une parole qui les rend actifs, capables de toucher. Et c'est la reconnaissance mutuelle qui donne légitimité à la parole.