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Citation de MegGomar


Madame Oh Misuk, la mère de Kim Jiyoung, avait deux grands
frères, une grande sœur et un petit frère. Tous avaient quitté tôt la
campagne natale. D’origine paysanne depuis des générations, leurs
ancêtres avaient vécu leur vie sans difficulté notable. Mais c’est le monde
qui avait changé. Le pays, autrefois essentiellement agricole, s’était
industrialisé à grande vitesse et désormais il n’était plus possible de vivre
décemment du seul travail aux champs. Le grand-père maternel de Kim
Jiyoung, à l’instar de la plupart des parents du milieu rural de l’époque,
avait envoyé ses enfants dans les grandes villes. Pour autant, il n’était pas
si à l’aise financièrement pour que chacun des enfants puisse étudier,
comme ils l’auraient souhaité. Se loger en ville coûtait cher, globalement,
la vie y était onéreuse. Les études plus encore.
La mère de Kim Jiyoung, après avoir terminé l’école primaire, était
restée à la maison pour aider aux tâches domestiques et aux champs
jusqu’à ses quinze ans, quand elle était montée à Séoul. Sa sœur, de deux
ans son aînée, y était déjà installée et gagnait sa vie dans une usine de
textile. La mère de Kim Jiyoung s’y fit embaucher. Les deux sœurs et
deux autres jeunes filles logeaient ensemble dans une chambre de deux
pyeongs. La plupart des collègues de l’usine étaient des jeunes filles.
Toutes avaient à peu près le même âge, le même niveau scolaire et une
situation familiale similaire. Ces jeunes ouvrières croyaient que la vie
c’était ça, trimer sans cesse, sans dormir assez, sans se reposer
suffisamment, sans manger correctement. Avec la chaleur que crachaient
les machines, l’air était à la limite du supportable. Même en remontant le
plus haut possible sur leurs cuisses leurs jupes déjà courtes, les gouttes
de sueur glissaient de leurs coudes, de leurs cuisses. Les poussières qui
saturaient l’atmosphère confinée amoindrissaient la vue et nombreuses
étaient les filles qui souffraient de troubles respiratoires. La somme
ridicule qu’elles gagnaient en s’épuisant nuit et jour, le visage jauni par le
sommeil qu’elles combattaient à coups de pilules, allait pour l’essentiel
servir à payer les études du grand ou du petit frère. Dans ce temps-là,
tout le monde pensait que le fils ferait la réussite et le bonheur de la
famille, qu’il allait l’élever dans l’échelle sociale. Aussi les filles se
chargeaient-elles volontiers du soin de leurs frères.
L’aîné des oncles a fait des études de médecine à l’université publique
de la région, après quoi il a mené toute sa carrière dans le CHU dont il
était issu. Le cadet des oncles a pris sa retraite en tant que commissaire
de police. Pour sa mère, il était gratifiant de voir ses deux grands frères,
sérieux et droits, réussir de belles études. Leur succès était aussi sa fierté.
Elle se plaisait à vanter leur réussite devant ses camarades d’usine. Une
fois ces frères financièrement indépendants, elle avait continué à trimer
pour le petit dernier. Grâce à elle, le benjamin put ainsi finir ses études
dans une université de la capitale. Pourtant les gens tressaient des
lauriers à cet oncle aîné qui, soi-disant, avait su si bien redresser la famille
et l’entretenir. Ce n’est qu’alors que sa tante et sa mère comprirent
qu’elles-mêmes n’auraient jamais leur chance dans le cercle familial. Sur
le tard, les deux filles se mirent à étudier, dans un établissement qui
dépendait de leur usine. Le jour elles allaient à l’usine, la nuit elles
révisaient leur certificat d’études. Sa mère a poursuivi au-delà du collège.
L’année où son dernier oncle, le benjamin, est devenu professeur dans
un lycée, sa mère validait son équivalence de diplôme de fin d’études
secondaires.
Kim Jiyoung était écolière quand un jour sa mère, qui contemplait
une phrase de la maîtresse sur son carnet de correspondance, sortit :
— Moi aussi j’aurais voulu être maîtresse d’école.
Pour Kim Jiyoung, une maman était une maman et la phrase sonnait
bizarrement. Ne comprenant pas vraiment, elle eut juste un petit rire.
— C’est vrai. Quand j’étais à l’école, j’étais la plus douée de nous cinq.
Je réussissais mieux que ton grand-oncle.
— Pourquoi tu n’es pas devenue maîtresse, alors ?
— Parce qu’il fallait gagner de l’argent pour payer les études de mes
frères. C’était l’usage. Toutes les femmes faisaient cela, à l’époque.
— Mais maintenant, tu peux devenir maîtresse ?
— Maintenant il faut gagner de l’argent pour vous envoyer à l’école.
C’est comme ça. Toutes les mamans font cela.
Sa mère regrettait sa vie manquée et regrettait d’être devenue la
maman de Kim Jiyoung – une pierre, ferme et lourde, quoique petite, qui
pèse contre un pan de sa longue jupe. Kim Jiyoung avait d’un coup
l’impression d’être cette pierre et ça la rendait triste. La mère, percevant sa
peine, de ses doigts, tendrement, a remis de l’ordre dans les cheveux de
sa fille.
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