Naomi Gibson

Je dois pouvoir me sortir de ce pétrin mais, pour ça, j’ai besoin d’Henry. C’est la seule personne qui se soucie de moi, la seule personne sur qui je peux compter. Il a besoin de moi, et moi, de lui.

C’est la première personne du lycée à oser me parler depuis des siècles. Posé à côté de moi, mon téléphone affiche une façade noire, inerte, alors que je sais que c’est tout l’inverse. L’objectif de la caméra se referme brièvement, me confirmant qu’Henry observe la scène.
— Je croyais qu’on était amis…
Je me sens stupide. Pete est super beau. Qu’est-ce qui me prend ? J’écarte ma jambe de la sienne.
— C’est vrai, on est amis, marmonne Pete à mon oreille. Mais on pourrait être plus que ça. Tu ne veux plus être mon amie ?

Les laboratoires ne sont pas au cœur de l’action. Or c’est ce qu’elle veut : être au cœur de l’action. Quand elle a été recousue de partout, ce n’est pas envers les chercheurs qui avaient élaboré la formule du Tramadol qu’elle a été reconnaissante. Ça a plutôt été envers les dizaines de médecins, d’infirmiers et de kinésithérapeutes qu’elle a vus au cours des mois suivants. La douleur qui me tord le ventre redouble. Si ma carrière ne me mène pas à travailler au sein d’un hôpital, sera-t-elle fière de moi quand même ?

Le programme de chimie des A-Levels, c’est un peu comme les algorithmes. Il s’agit de combiner ou de séparer des éléments afin de créer quelque chose de neuf, en prenant toujours soin de tout équilibrer. Chaque chose doit trouver sa place. Normalement c’est facile, mais là, les équations se brouillent sur la page tellement j’ai du mal à me concentrer. Je me frotte les yeux en bâillant de plus belle.

On se retourne pour mieux regarder le nouveau venu. Il est trop grand et trop carré pour faire partie des élèves. Il porte un badge de visiteur autour du cou, et il a des cheveux noirs et des yeux bleus qui s’arrêtent brièvement sur moi avant de se reporter sur Mme Groves. Je frissonne. Ses yeux sont presque de la même couleur que l’étaient ceux de mon frère.

Quand cette rage s’est emparée de moi, c’était comme si un loup m’avait traquée sans faire de bruit avant de me sauter dessus avec un calme meurtrier. Dans mon esprit, c’était le calme après l’orage : une mer paisible, une brise légère. Tout était contrôlé, mesuré. Rien ne s’était jamais imposé avec une telle clarté.

Ce qui les intéresse, c’est comment je me débrouille avec mon atroce passé. Leurs mots sont toujours pimentés d’une mesure de curiosité et de jugement, que ce soit intentionnel ou non. Debbie ne déroge pas à la règle. Elle appuie le menton dans le creux de sa main et me sourit, comme pour m’encourager.

« Tout est parti d’une simple ligne de code, une séquence toute bête qui n’a pris tout son sens qu’accompagnée de milliers d’autres. Trois ans plus tard, c’est une toile complexe, tissée de fonctions et d’algorithmes soigneusement équilibrés. J’ai décidé de l’appeler Henry »

Il a envie de tester ses limites, comme un enfant qui tend les bras vers le ciel pour attraper les nuages. Le ronronnement de son processeur se fait légèrement plus aigu tandis qu’il attend mon feu vert – un petit bruit plaintif, comme s’il me suppliait.

Personne n’irait jamais y chercher de signes d’effraction. M. Hall s’éloigne de Mme Groves et commence à déambuler dans la salle. Ce n’est pas une bête coïncidence s’il a justement débarqué aujourd’hui pour nous faire un cours de droit de l’informatique.