Nelly Kaplan .
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Le Plaisir solidaire
Maintenant que je suis morte, j'ai tout le temps de réfléchir. Et je m'amuse à les observer, eux, qui continuent à s'affairer autour de moi, éplorés, recevant les condoléances de tous ces imbéciles que je n'ai jamais pu souffrir.
Mais Jud, lui, n’oubliait pas combien les propos de Jes avaient fait chair avec son corps. Il croyait encore entendre, comme dans un rêve, la voix chaude et pénétrante de son ami :
"... remettez, et il vous sera remis. Donnez, et l'on vous donnera : c'est une bonne mesure, tassée, secouée, débordante, qu'on versera dans les plis de votre vêtement ; car c'est la mesure avec laquelle vous mesurez qui servira à son tour pour vous mesurer."
Combien de fois Jes avait versé dans les plis du vêtement de Jud sa bonne mesure tassée-secouée-débordante ! D'innombrables, délirantes, inoubliables fois...
"Aimez-vous les uns sur les autres"
Elles se sont admirablement arrangées pour nous donner l'essentiel : le gîte, le couvert et même le confort. Une sorte d'anesthésie en somme, une ankylose mentale qui nous incarcère plus sûrement que des barreaux de prison. Nous n'avons même pas l'idée de tenter une évasion. Et quand quelquefois j'essaye de susciter une révolte, mes compagnons me regardent affolés et s’écartent de moi avec méfiance. Ils ne comprennent pas. Ils me dénoncent peut-être. C'est l'éternel masculin avec ses faiblesses et ses roueries. On ne peut guère se fier au sexe faible.
"Je vous salue, maris"
Que nous pouvons nous amuser, peuplant les cauchemars de ceux qui, dans leurs lits, se croient protégés par les serrures, les imbéciles !
Ils ne savent pas non plus que nous sommes les plus forts, parce que notre esprit ne connaît pas les contraintes, parce que nos sens ne rêvent que de tout éprouver, parce qu'un jour nous arriverons à libérer tous ceux qui sentent, sans le savoir encore, jusqu'à quel point la vie doit être changée.
Que celui qui n'ait jamais aimé un vampire me jette la première gousse !
Il se dirige vers la table, prend le verre des mains de Tobias et le remplit de punch qu'il boit d'un trait en faisant claquer sa langue entre chaque gorgée.