Le roman à thèse, de manière générale, existe, en littérature roumaine aussi : on peut songer aux Mihail Sadoveanu et autres, à l'époque du réalisme socialiste. Le cas de Nicolae Breban est un peu plus complexe, comme ses personnages, ce qui n'a pas empêché qu'on traduise plusieurs de ses livres en français, au cas présent chez Flammarion, fait plutôt exceptionnel. L'homme fut influent à une certaine époque, membre du comité central du parti communiste, bien placé à l'union des écrivains. Mihai Neagu Basarab raconte un épisode comique de sa rivalité avec Eugen Barbu. Son influence a décliné et, après 1989, on a de moins en moins entendu parler de lui. Il reste cependant présent dans les histoires de la littérature roumaine (Marian Popa, Nicolae Manolescu), où l'on parle essentiellement de ses productions de la fin des années soixante ou du début des années soixante-dix.
Plus étrange encore : on lui reproche d'écrire mal. Cela ne se lit pas nécessairement à la traduction (de Virgil Tanase), dont la typographie et le style sont tout de même un peu irréguliers, mais on a connu pire. Par ailleurs je n'ai pas l'original pour comparer. Nouvelle singularité tout de même : le roman comporte trois parties : "Vieux", "Femmes" et "Enfants" en roumain, dans cet ordre. Dans la traduction, les première et dernière parties sont interverties : on commence par les enfants et on finit par les vieux. La thèse du roman est plus ou moins exposée par un personnage dans la partie sur les vieux, la première dans l'original, ce qui fait que la traduction laisse le lecteur dans l'obscurité beaucoup plus longtemps que l'auteur ne l'aurait voulu à la base. C'est en tout cas mon opinion.
Breban était ambitieux, ce d'autant plus qu'il fut contrarié : dans l'impossibilité d'étudier, il travailla à l'usine, puis en tant que chauffeur au ministère des Finances, puis reprit des études. Ses romans se distinguent en partie en fonction d'une telle ambition : les personnages sont complexes, la vision du monde pessimiste, l'auteur se complaît par moments dans la description du sordide de l'existence non sans sensationnalisme.
Les considérations psychologiques ne manquent cependant pas de pertinence : le portrait de la femme qui pousse la maîtrise de soi jusqu'au suicide, de l'exploitation de la faiblesse pendant la vieillesse, les peurs de l'enfance, jusqu'à l'ingénieur fruste dans les rapports amoureux ou le mari crampon. Même le modèle social, qui induit qu'en l'absence de structure (morale, entre autres), la société se dégrade, est intéressant et pas sans application aux sociétés occidentales contemporaines (dont la structure morale se limite de plus en plus à la poursuite de l'argent et qui récoltent entre autres les inégalités et le surpoids).
L'ensemble est hélas, de manière trop évidente, au service d'une thèse : vieux, femmes et enfants en l'absence des maîtres. Que reste-t-il : la nietzschéenne considération que le monde appartient aux hommes ambitieux, pour ne pas dire supérieurs, qui le dirigent de manière plus ou moins occulte, dans la mesure où ils appartiennent essentiellement au hors-champ. En leur absence, on tombe systématiquement dans le sordide. D'une part la thèse, au service de laquelle le roman se met, ne manque pas de sexisme de base et frise d'autre part l'occultisme, donc, au fond, la prétention, ou si vous y croyez (à l'occultisme), le génie.
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