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Citation de gong



.J’adore servir à table. C’est là qu’on surprend ses maîtres dans toute la saleté, dans toute la bassesse de leur nature intime. Prudents, d’abord, et se surveillant l’un l’autre, ils en arrivent, peu à peu, à se révéler, à s’étaler tels qu’ils sont, sans fard et sans voiles oubliant qu’il y a autour d’eux quelqu’un qui rôde et qui écoute et qui note leurs tares, leurs bosses morales, les plaies secrètes de leur existence, tout ce que peut contenir d’infamies et de rêves ignobles le cerveau respectable des honnêtes gens. Ramasser ces aveux, les classer, les étiqueter dans notre mémoire, en attendant de s’en faire une arme terrible, au jour des comptes à rendre, c’est une des grandes et fortes joies du métier, et c’est la revanche la plus précieuse de nos humiliations...
De ce premier contact avec mes nouveaux maîtres je n’ai pu recueillir des indications précises et formelles... Mais j’ai senti que le ménage ne va pas, que Monsieur n’est rien dans la maison, que c’est Madame qui est tout, que Monsieur tremble devant Madame, comme un petit enfant... Ah ! il ne doit pas rire tous les jours, le pauvre homme... Sûrement, il en voit, en entend, en subit de toutes les sortes... J’imagine que j’aurai, parfois, du bon temps à être là...
Au dessert, Madame, qui durant le repas n’avait cessé de renifler mes mains, mes bras, mon corsage, a dit d’une voix nette et tranchante :
– Je n’aime pas qu’on se mette des parfums...
Comme je ne répondais pas, faisant semblant d’ignorer que cette phrase s’adressât à moi :
– Vous entendez, Célestine ?
– Bien, Madame.
Alors, j’ai regardé, à la dérobée, le pauvre Monsieur qui les aime, lui, les parfums, ou du moins qui aime mon parfum.
Les deux coudes sur la table, indifférent en apparence, mais, dans le fond, humilié et navré, il suivait le vol d’une guêpe attardée au-dessus d’une assiette de fruits... Et c’était maintenant un silence morne dans cette salle à manger que le crépuscule venait d’envahir, et quelque chose d’inexprimablement triste, quelque chose d’indiciblement pesant tombait du plafond sur ces deux êtres, dont je me demande vraiment à quoi ils servent et ce qu’ils font sur la terre.
– La lampe, Célestine !
C’était la voix de Madame, plus aigre dans ce silence et dans cette ombre. Elle me fit sursauter...
– Vous voyez bien qu’il fait nuit... Je ne devrais pas avoir à vous demander la lampe... Que ce soit la dernière fois, n’est-ce pas ?...
En allumant la lampe, cette lampe qui ne peut se réparer qu’en Angleterre, j’avais envie de crier au pauvre Monsieur :
– Attends un peu, mon gros, et ne crains rien...
Et ne te désole pas. Je t’en donnerai à boire et à manger des parfums que tu aimes et dont tu es si privé... Tu les respireras, je te le promets, tu les respireras à mes cheveux, à ma bouche, à ma gorge, à toute ma chair... Tous les deux, nous lui en ferons voir de joyeuses, à cette pécore... Je t’en réponds !...
Et, pour matérialiser cette muette invocation, en déposant la lampe sur la table, je pris soin de frôler légèrement le bras de Monsieur, et je me retirai...

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