Je ne pensais à ce point avoir besoin des arbres pour vivre.
- Comment s'appelle-t-il ?
- Le chat ? Euh... je ne sais pas... Appelle-le comme tu veux. Minou ? Vous êtes bizarre, vous les blancs...
[...]
Quelques semaines plus tard, quand je lui ai demandé des nouvelles de Minou, elle a ouvert des yeux tout ronds.
- Le chat ? Depuis le temps, on l'a mangé ! Vous êtes vraiment bizarres, vous les blancs...
Je bouffe sans cesse, j'ai toujours faim. L'impression que jamais plus je ne pourrai être rassasié. Je mange pour dix, pour cent, je mange pour tous les affamés dont j'ai croisé la route. Comme à la cantine de l'école : "Finissez vos assiettes. Pensez à tous ces petits Africains qui meurent de faim." On ne voyait pas le rapport ...
Comme je ne pouvais plus parler, j'ai commencé à écrire. Exutoire salvateur. Ça m'a pris, un soir, et je ne me suis plus arrêtée. Des mois durant, jour et nuit... J'ai ouvert grand les vannes, et j'ai purgé ma peine. p.127
"[...] la soif d'être d'un peuple que cyclones, faim, guerre civile ne parviennent à ébranler. Le pays survit, nul ne sait comment, dans le provisoire, sans cesse, éternelle incertitude, au bord de la rupture toujours. Mais un peuple campé, plus résistant que les mornes érodés, plus enracinés que les arbres soulevés par les tornades, plus solides que ses propres maisons, empilements de blocs incertains, que ses gouvernements douteux, inéluctablement renversés, aussi sûrement que le jour succède à la nuit. Debout, toujours. Et ils chantent, ils dansent pour se moquer du sort."
La mort était partout en Haïti, sa présence était prégnante, palpable presque. Des gens mouraient autour de moi, bien avant le tremblement de terre. De maladie souvent, de mort violente parfois. Tout ça rendait la vie si intense ! Chaque jour passé ensemble était une fête, une victoire. (...) Chaque instant devenait si précieux. Chaque matin, ceux qui avaient eu le bonheur d'ouvrir les yeux versaient à terre une goutte de café, pour ceux qui étaient partis. Mais la vie ne pouvait s'interrompre pour autant.
La musique se poursuit tard dans la nuit. Quand elle cesse, enfin, je me réveille en sursaut. Ce n'est pas le bruit qui te réveille à Port-au-Prince, c'est le silence.
Les années passent, toutes dans le même sens. Elles défilent sous ma fenêtre, font la chenille. Étrange impression que ma vie a pris fin, aurais-je franchis la ligne d'arrivée sans m'en apercevoir ? La suite semble une pente glissant doucement vers les limbes. Rien à en espérer, pas de femme ni d'enfants, pas de projet, mes amis se dispersent, chacun suit sa voie, bâtit sa vie, indifférent, me laissant tout seul sur mon chemin moche. p.122
Les morts. Ce n'est que le début et leur nombre est déjà incalculable. Sous leurs draps blancs, couverts de poussière, ils n'ont plus de visage, plus d'identité ni appartenance. (...) Des corps exsangues seulement, recouverts d'un drap, égaux enfin. Des vivants seront tirés de sous leurs maisons, un mois plus tard... Miraculés. "Son heure n'était pas venue", diront les Haïtiens. Qui peut rester cartésien face à pareil événement ?
Dès le premier abord, en débarquant à Port-au-Prince, j'avais été frappé par la ferveur qui baignait la ville. Les Haïtiens sont les humains les plus croyants que j'ai jamais rencontrés. À croire que la prière est leur activité principale.
(...)
Cela me touche et m'interroge. À quoi bon prier ? N'y a-t-il pas mieux à faire ? Dieu peut-il seulement les entendre ? À Port-au-Prince, s'il n'entend pas, c'est qu'il est sourd.