#SalonDuLivreDeMontreal #slm2022
Olivier Kemeid présente Le vieux monde derrière nous
... il ne faut jamais aider les fous dans leur folie, tout au plus peut-on acquiescer gentiment, hum, oui oui, surtout ne pas contrarier, mais ne rien faire non plus.
"La mer enseigne aux marins des rêves
Que les ports assassinent . "
... Tangvald se fout de la Suède comme il se foutra de toutes les destinations de ce globe dans les années à venir, il n'y a pas pire touriste que Peter Tangvald, les ruines l'emmerdent, les villes le stressent, les paysages bucoliques l'ennuient, il y a bien quelques villages tahitiens ou créoles qui vont l'égayer quelques jours, le temps de coucher avec des filles faciles, de s'approvisionner, ou d'aller voir une cascade ou un lagon, mais après fissa on s'en va : tout est pareil partout.
... une vie de bohème menée sous le vent et les embruns ne nous abstrait pas du pourrissement des organes, du malfonctionnement des artères, les lésions internes et autres grands sévices de notre machine déréglée, car vivant c'est être malade mais de quoi, telle est la question, et si c'est sous la forme d'une forte fièvre que l'affection s'empare parfois de Peter, le mal aussi aura des ramifications plus profondes, plus graves au fil du temps.
... certains jours Peter et Simonne se disent et si on restait, mais dès que la sédentarité siffle au-dessus de leurs têtes, les problèmes d'argent surgissent, plus criants, non pas que le nomadisme se passe de monnaie, mais on ne pense pas aux jours suivants quand on se déplace, tandis que le sédentaire est poussé à faire des provisions, ...
... je suis le seul maître à bord après Dieu et comme Dieu est mort je suis le seul maître point final ...
Et bien qu'il soit de coutume chez les marins de laisser calmement atterrir l'oiseau de mer exténué sur le havre de paix que constitue l'embarcation fouettée par les vagues périlleuses, Tangvald se refuse de donner asile : pour lui, ces sacs à plume peuvent poser leurs derrières gras et flottants sur n'importe quelle crête liquide, que feraient-ils, demande-t-il, si je n'étais pas là ? Pourquoi venir m'emmerder, littéralement, en plein océan, et une nuit l'un d'eux jaillit au visage de Tangvald pendant que celui-ci réglait ses voiles sur le pont, faillit en être jeté par-dessus bord et dès lors se jura de couper si ce n'est leur tête, du moins leurs ailes.
... le poète, disait Cocteau doit décrire une orange de manière à ce que vous vous dites, en lisant son poème, jusqu'à ce jour je ne savais pas de qu'était une orange ...
C’est dans les eaux troubles de la baie de Boquerón à Porto Rico que j’ai croisé la seule fois de ma vie Peter Tangvald, un jour du mois d’avril 1986, à la date précise curieusement oubliée, moi qui du haut de mes onze ans couchais méticuleusement et en détail toutes mes journées sur les pages de mon journal de bord, premier de mes écrits non académiques. Le premier que je vis fut son fils, Thomas Tangvald, godillant d’une main – l’autre, bien nonchalante, enfouie au fond d’une poche trouée d’un short en jean effiloché –, glissant sans faire de bruit sur les eaux, fendant la petite écume qui parfois se présentait à l’étrave de sa barque tout en bois qu’il avait fabriquée de ses mains avec son père, venant vers nous la courte chevelure blonde au vent dont les pointes bouclaient au soleil, le torse hâlé, lisse, à peine recouvert d’un duvet, les bras et les jambes dotés de muscles longs, ceux des coureurs de fond, les yeux bleu clair emplis des sept mers du globe, le sourire nacré, il avait à peu près mon âge, mais j’étais un enfant et lui avait entamé sa vie adulte depuis longtemps. De cela il n’en retirait aucune supériorité, or à dix ans il devait être l’un des rares habitants de cette terre à être né en mer, à avoir bouclé le tour du monde maintes et maintes fois et dans tous les sens, à échapper aux balles de pirates au large des Philippines et à tenter désormais de sauver son père, maintenant un vieil homme, mais toujours debout, la main à la barre d’une coque à fière allure du nom de L’Artémis de Pythéas. Thomas Tangvald, c’est à toi, après tout, que s’adresse ce livre, une fois de plus je t’harnache à ce qui risque de nous engloutir et qui t’a fait sombrer aujourd’hui. Thomas reprenant le flambeau de son père, refusant toute concession à la terre solide, prônant la fuite perpétuelle sur les grandes plaines liquides de ce monde, à la fois à la recherche de je ne sais quoi le savait-il lui-même et en quittance éternelle, gitan des mers ou issu, pour reprendre cette drôle d’expression policée « des gens du voyage », mais sur les eaux, c’est à toi également que je vais me consacrer, à ton histoire que je connais si peu, à ce bref échange que nous avons eu il y a trente ans, je t’avais donné un cadeau, en fait mes parents m’avaient gentiment conseillé de te faire cette offrande, et je m’étais départi avec douleur d’un livre dont vous êtes le héros, cette collection de livres d’aventures fantastiques aux paragraphes numérotés, qui conviaient le lecteur à emprunter des voies de narration diverses selon ses choix, mais aussi à lancer des dés – le destin sous forme de cube – afin de combattre mauvais esprits et autres créatures horribles sorties des tréfonds d’un bestiaire redoutable, voici un livre en écho à ce livre autrefois donné, cette fois c’est un livre dont tu es le héros, c’est aussi le livre d’un livre, celui de ton père, récit haletant de vos pérégrinations, de vos folles utopies qui m’ont tant fait rêver, de vos tragédies aussi. La fatalité ne vous aura pas épargnés ; qu’importe, toi et ton père restez parmi les êtres les plus libres que j’ai connus. Cette liberté a un prix et, à ce titre, on ne peut pas dire qu’elle vous ait octroyé de rabais.
... où se logerait le fondement de la liberté si nous ne pouvions nous hisser au-dessus des forces de l'univers, si nous ne faisions que subir les outrages de notre environnement ?