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Citation de PATissot


Solikamsk était un monde à part, constitué d'êtres hagards, affolés ou déracinés par la guerre. La ville entière, qui semblait avoir été livrée aux orphelins sur décision d'un bureaucrate moscovite, était régie par ce que Ludmila appelait les « lois de la meute » : les enfants se battaient âprement entre eux pour survivre. Les plus âgés tentaient d'obliger les plus jeunes à cacher les petits morceaux de viande qui agrémentaient la soupe du déjeuner dans leurs caleçons longs, afin qu'ils puissent les leur donner en sortant du réfectoire. En cas de refus, les grands mettaient les petits « dans le noir » : ils leurs jetaient une couverture sur la tête et les rouaient de coups. Les cantiniers organisaient trois services à l'heure du déjeuner. Les plus jeunes enfants se restauraient toujours en premier sous la surveillance de quelques adultes exténués, contraints d'arpenter les allées pour s'assurer qu'ils ne cachaient pas leur viande. Constamment affamés, Ludmila et ses amis mangeaient de l'herbe mêlée à du sel : la mixture, qui soulageait leurs carences en vitamines, leur permit d'éviter le rachitisme. Mais ils tenaient à peine sur leurs jambes trop maigres, l'estomac distendu par la faim.
Un éclair de gentillesse venait parfois adoucir leur quotidien. À l'école, l'institutrice demandait aux enfants du village de ne pas manger les cinquante grammes de pain qui constituaient leur déjeuner afin de les distribuer aux orphelins qu'elle accueillait dans sa classe. Les jeunes villageois s'exécutaient, alors qu'ils étaient eux-mêmes au bord de la famine : ils se nourrissaient de radis noirs et amers, et minuscules pommes de terre, les seuls légumes que leurs parents parvenaient à cultiver à la belle saison, toujours trop courte dans cette partie de l'Oural.
Pendant l'été 1943, les enfants de Solikamsk furent chargés d'aller ramasser des baies pour les soldats blessés dans la taïga, la grande forêt entrecoupée de tourbières qui s'étendait à la périphérie de la ville. Ils partaient par centaines au petit matin, munis d'un seau chacun, avec mission de le rapporter à demi plein. La grande crainte de Mila était de chuter dans un des profonds trous d'eau marécageux, dissimulés sous le tapis de mousse qui recouvrait la taïga. Lors d'une de ces expéditions, les enfants durent parcourir vingt-cinq kilomètres dans la forêt avant de trouver des zones de cueillettes encore intactes : les villageois n'étaient pas venus aussi loin. Sur le chemin du retour, Mila, qui n'avait que neuf ans, prit la tête de l'immense file d'enfants en clopinant aussi vite que possible sur sa jambe trop courte. Elle leur fit chanter tout le répertoire des Jeunes Pionniers jusqu'à l'orphelinat. Lorsqu'ils arrivèrent, ses yeux étaient injectés de sang. L'effort physique l'avait épuisée, mais elle tendit fièrement son seau de baies aux responsables de la collecte. Les lois de la meute en vigueur à Solikamsk lui avaient appris que les plus faibles ne pouvaient survivre que s'ils parvenaient à prendre la tête du groupe par leur seule force de caractère.
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