Entre l’Alsace, la Suisse et Chypre, une nouvelle exploration poétique redoutable de six siècles européens pour effriter en conscience l’actuelle tentation du recroquevillement face aux exils.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/02/19/note-de-lecture-flache-deurope-aimants-garde-fous-patrick-beurard-valdoye/
Publié en 2019 chez Flammarion Poésie, « Flache d’Europe aimants garde-fous » est la septième installation (et pour l’instant la dernière en date) au sein du monumental cycle des Exils qui structure, irrigue et domine l’œuvre poétique de Patrick Beurard-Valdoye.
Intervenant respectivement cinq et douze ans après les deux machinations précédentes, les immenses « Le narré des îles Schwitters » (2007) et « Gadjo-Migrandt » (2014), c’est dans les replis de l’un des cœurs vibrants de la forteresse Europe, objet-carrefour paradoxal qui concentre et distribue les flux que traque et défend en grande beauté le cycle des Exils, l’Alsace (avec quelques incursions décisives en Franche-Comté), que vient s’inscrire cette flache-ci, flaque limpide ou saumâtre, marque salvatrice ou mortelle sur l’écorce, selon les angles et les points de vue retenus.
Pas n’importe quelle Alsace (ni n’importe quelle Franche-Comté), bien entendu. En ce point quasiment central d’une Mitteleuropa réelle ou légèrement fantasmée, parmi les effluves d’une puissante industrie chimique où rivalisent et coopèrent, en toute inimitié géopolitique et en toute complicité capitalistique, Allemands, Français et Suisses, où la potasse et l’aniline feront le moment venu les fortunes et les destins, on soigne depuis le Moyen Âge des candidats à la Nef des fous, des blessés de la tête qui hanteraient sinon tant de chemins traversiers, on donne naissance (et on crée d’inattendus cercles d’école communale) à des poètes jetant leur énergie dans la bataille de la création de l’Union Européenne, et on établit de bien curieuses passerelles vers le centre décentré par excellence que pouvait constituer Chypre (ce qui n’avait d’ailleurs pas échappé aux Bolognais Wu Ming, ajoutant en 2009 leur « Altai » sous le signe de Famagouste à leur « L’Œil de Carafa » de 1999, si ancré le long du Rhin). Là où précédemment dans le cycle des Exils la scène centrale était confiée au dadaïste Kurt Schwitters ou aux musiciens classico-contemporains autrichiens que l’on retrouverait le moment venu au Black Mountain College américain, « Flache d’Europe aimants garde-fous », avec son titre complexe, déroutant, et pourtant si significatif, nous parle du traducteur, poète et journaliste strasbourgeois Jean-Paul de Dadelsen, qui sera un influent conseiller de Jean Monnet lors des premières années de la Communauté européenne, jusqu’à son décès en 1957 (« il faut de l’erlebnis pour écrire »), en remontant aussi les méandres de sa famille, du Narrenschiff chez Michel Foucault, en guise d’exergue à la deuxième partie largement chypriote, donc, et intitulée « Le clitoris de l’Europe – Théorie des ligatures » (Steve Tomasula n’est peut-être pas si loin), de Marcel Duchamp, de Joseph Beuys et de Guillevic, d’Herman Melville et d’Albrecht Dürer, de Ghérasim Luca et de son « Héros-Limite », de la naissance – pas uniquement métaphorique – de la cyprine ( par l’un des noms chypriotes de la déesse Aphrodite), aussi, et encore de Franck Venaille et de Robert Cahen, de Frédérique Brion et de Jean Rouch, des mines de potasse d’Alsace (que l’on retrouvera, soigneusement dissimulées, et par l’un de ces détours secrets que nous réserve si souvent la grande littérature, dans le tout récent « Une sortie honorable » d’Éric Vuillard), de résurgences de la Loue et de salines royales, d’Antonin Artaud et de Carl Jung, de Theodor Herzl et de Tony Gatlif, de la formidable litanie des saints sans tête remède contre céphalées, de Patrick Kavanagh et de Virginia Woolf, d’Albert Camus et de Vélimir Khlebnikov, de Denis de Rougemont et de Robert Pinget, de Saint-John Perse et de Marguerite Yourcenar, ou encore de Marina Abramović et de bien d’autres sujets, témoins, passeuses et combats : mobilisation générale pour briser les murs intellectuels artificiels de cette Forteresse Europe dévoyée peut-être comme jamais aujourd’hui !
Les possibilités de mise en page des citations sur ce blog ne rendent naturellement pas du tout justice à l’usage beaucoup plus radical que précédemment, pratiqué ici par Patrick Beurard-Valdoye, des possibilités géographiques et typographiques qui s’offrent à son art minutieux, sous des formes néanmoins bien différentes dans chacune des grandes parties de l’ouvrage : comme le Claro de « Crash-test » s’efforçant de saisir les limites physiques de ses mannequins automobiles, il s’agit bien ici de déployer davantage de dimensions instantanées de lecture qu’on ne le penserait d’abord humainement possible, et de diffuser judicieusement la malice de l’exposant (à l’image de ces [réf ?] singeant amoureusement la célèbre encyclopédie collaborative en ligne pour mieux célébrer la puissance de l’érudition brutale, mise au service de la poésie critique et politique. Comme P.N.A. Handschin et Lambert Schlechter, autres artisans au très long cours d’une mobilisation des savoirs encyclopédiques au service d’un projet fondamentalement décapant, cohérent et diablement efficace, Patrick Beurard-Valdoye, effectue ici, entre autres, une relecture permanente des correspondances internes à l’histoire de la littérature et des arts (des plus lisibles aux plus secrètes), un cheminement fébrile et magnifique qui pourrait évoquer celui reconstruit par le Pierre Senges de « Cendres – Des hommes et des bulletins », une hybridation linguistique qui résonnera (d’autant plus au passage en Suisse) avec celle d’un Arno Camenisch, une exploration archéologique qui se fait parfois ferroviaire (épousant alors la cause d’un Bruno Lecat) mais qui creuse plus souvent encore le cœur vivant des étymologies, pour toujours davantage rétablir les passerelles rompues, retracer les chemins oubliés, et porter très haut la conviction que le travail littéraire et poétique contemporain a peu d’objectifs aussi décisifs et nécessaires que de reconstruire en permanence la possibilité de l’accueil, de rendre aux phénomènes migratoires leurs pleines dimensions de fuites éperdues (ou trop lentes, et alors le plus souvent fatales), et de se consacrer à bâtir les soubassements intellectuels vitaux de nouveaux refuges universels.
On ne peut bien sûr conclure cette brève note par d’autres mots que ceux choisis par Patrick Beurard-Valdoye lui-même, chez Michel Foucault, dans « Histoire de la folie à l’âge classique » :
Pourquoi voit-on surgir d’un coup cette silhouette de la Nef des fous et son équipage insensé envahir les paysages les plus familiers ? Pourquoi de la vieille alliance de l’eau et de la folie, est née un jour, et ce jour-là, cette barque ?
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