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Citation de hcdahlem


INCIPIT
Quand il naquit, Milos, comme tous les bébés du monde, était aveugle. Ses yeux semblaient encore englués dans l’océan du placenta maternel. Un paradis si profond qu’il ne nécessitait aucun regard, aucune curiosité, aucune question. Myriam, sa mère, déclarait pourtant avec aplomb qu’il la regardait. Loïc, le père, la corrigeait avec tendresse en lui expliquant que son fils ne la voyait pas mais tournait sa tête vers elle, vers son odeur. Cette histoire d’odeur, Myriam la connaissait mais elle lui semblait trop exclusivement animale. Et elle avait la conviction intime que son fils la regardait par miracle.
Pendant ses premières années, Milos posséda des yeux de couleur indéfinie, un peu bleutés comme ceux de sa mère. Mais vers les 10 ans une mutation s’opéra, et les iris du garçon devinrent plus bleus. En une année, ils changèrent profondément, le bleu s’épura, s’intensifia, si clair, si lumineux, qu’il happait l’attention, attirait sur Milos l’émerveillement. Celui-ci fut rapidement gêné par son regard extraordinaire. Le bleu de la beauté absolue et de la folie. Il était désormais l’objet d’une sidération si répétitive qu’elle faisait de lui une sorte de phénomène, oui, de monstre. Milos était précoce, déjà la préadolescence sourdait en lui, et il aurait tant aimé qu’on ne voie pas ces métamorphoses. Il désirait rester caché mais ses yeux le désignaient, l’exhibaient jusqu’à la honte. Myriam tentait de minimiser ce drame qu’elle attribuait à la timidité du jeune âge. Loïc en riait. Mais une scène bientôt expulsa violemment Milos de l’enfance et le précipita dans le cataclysme de la cruauté.

Il s’agissait d’une gamine d’Antibes, où la famille habitait. Elle avait coutume de jouer avec Milos. Elle était sa petite amoureuse. Milos était subjugué par ses impulsions, ses caprices et ses audaces. Mais il la redoutait un peu. Zoé adorait bander les yeux de ses camarades dans une sorte de colin-maillard de son cru. Milos se prêtait à cette volonté avec un mélange d’inquiétude et d’apaisement quand il sentait son regard sombrer dans la nuit et que la petite fille tournoyait autour de lui, le touchait, esquissait des gestes malicieux. Il avait un peu peur mais il était excité par cette présence d’un fantôme tourbillonnant, exigeant. Il entendait Zoé pousser ses rires de petite sorcière inventive. Il attendait.
Un jour, elle réunit autour de son ami les autres enfants qui partageaient le rite. Soudain, elle arracha avec violence le masque de Milos et, dans une attitude de voyeurisme si exaspéré qu’il s’en souviendrait toute sa vie, elle le regarda comme elle ne l’avait jamais fait, avec une expression de folie écarquillée, de frénésie. Tout son corps était tendu en avant, galvanisé, tandis qu’elle le sondait, le fouillait, le dévorait des yeux avec une boulimie hystérique. Une mimique vicieuse remplissait ses prunelles qu’elle dardait sur Milos comme sur une bête indicible. Ils étaient sur la plage, éloignés des adultes. Tout à coup, Zoé se pencha, saisit une poignée de sable crissant et la jeta au visage de Milos, en plein dans les yeux.
Loïc et Myriam rencontrèrent les parents de Zoé. Ces derniers réprouvèrent le geste de leur fille mais en minimisèrent la portée. Elle était si jeune ! Un mot malheureux échappa à Myriam, qui suggéra que Zoé était un peu perverse. Aussitôt les parents firent front devant ce qualificatif qu’ils trouvaient tout à fait inapproprié. On se quitta sur ce malentendu. Quelques jours après Zoé passa devant la maison de Milos en espérant qu’il l’apercevrait. En effet, il cueillait des fleurs dans le jardin avec sa mère et vit son amie. Zoé ralentit le pas et les regarda. Myriam entraîna son fils à l’intérieur de la maison. Il n’était pas question de se réconcilier avec cette fillette dangereuse qui risquait un jour de recommencer. Milos se retrouva derrière une baie vitrée par où il voyait la petite fille qui l’attendait. Il se sentit prisonnier de sa mère mais gardait un vif ressentiment envers Zoé. Toutefois l’attente têtue de cette dernière, sa perplexité, son expression d’incrédulité le troublaient, le tourmentaient. Il aurait voulu savoir s’expliquer avec elle. Mais il se sentait impuissant, incapable de trancher entre son amie et sa mère. Il resta ainsi embusqué derrière sa fenêtre tandis que la petite fille le scrutait, l’œil sombre, à travers la grille du jardin. Milos fut longtemps hanté par ce regard fixe et ténébreux qui semblait condamner sa lâcheté. Alors que c’était Zoé la coupable.

L’enfant commença de souffrir des yeux. Ce fut une série de symptômes inflammatoires qu’on attribua d’abord aux grains de sable. Myriam lui administrait en vain des gouttes de collyre, qu’il fallut arrêter car elles devenaient elles aussi irritantes à la longue. Finalement, Milos fut équipé de lunettes fumées qui dissimulaient l’éclat surnaturel de ses iris. Elles le protégeaient aussi d’une lumière dont il ne supportait plus l’agression. C’était le soleil qui lui faisait mal, lui faisait peur. Le soleil sur les vagues éblouissantes de la Méditerranée immense. Il refusa d’aller à la plage. Sa mère pourtant essayait de l’emmener avec elle pour éviter une rupture radicale avec le monde extérieur. Mais derrière ses lunettes la mer était terne, comme émoussée, le ciel blanchi. C’était un monde aveuglé, désamorcé de son charme, de sa violence crue.
L’école se mua pour le garçon en supplice. Car il y croisait Zoé, qui gardait avec lui une distance stricte. Comme si une ligne invisible lui interdisait d’approcher – c’était sans doute un ordre de la famille et des maîtres. Cependant souvent, de loin, elle continuait de le scruter du même regard d’incompréhension noire telle une malédiction. Les autres enfants révélaient une pareille suspicion avec la lame de leurs yeux glissée par en dessous. On le changea d’école. Il fut placé dans le privé.
Milos devint un excellent élève. Un après-midi d’hiver, il neigea. Les flocons étaient rares à Antibes et les enfants en profitèrent pour jouer tout leur saoul dans la cour de récréation, improviser de longues glissades. Milos dérapa sur une plaque de neige verglacée et tomba. Sa chute décrocha les lunettes de ses yeux. Il était à genoux, plongé en plein désarroi. La fille qui partageait le jeu surprit l’émouvant, le merveilleux regard piégé comme en flagrant délit de rayonnement. Milos mesura l’impact du bleu précieux sur le visage de sa camarade. Une expression un peu ivre, un peu hagarde, l’envahissait. Elle semblait faire face à une apparition, au surgissement d’un animal, d’un joyau fabuleux. Mais elle se ressaisit vite et lui adressa un sourire d’une angélique douceur en lui tendant d’un air désarmé les lunettes tombées dans la neige. Elle s’appelait Marine et elle devint sa petite amoureuse.
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