Découvert à l’occasion de la sortie du film portant le même nom que le récit autobiographique de Paul Marchand, ce livre est un choc.
D’abord le récit hallucinatoire du reporter et son style envoutant. Il y a dans ce texte aux allures désordonnées une sorte de génie morbide qui repousse et fascine à la fois. L’auteur y dévoile un goût étonnant pour la morgue où il passe ses nuits à Sarajevo. Mais réduire le livre à cette anecdote qui suffit à donner froid dans le dos serait injuste et impardonnable.
« Mes racines baignaient dans l’agonie, mon sang en ébullition charriait des morts vers mon coeur. »
Le fait est que Paul marchand est un jusqu’au-boutiste, un idéaliste, dont l’humanité a été mortellement blessée par la capacité de l’homme à déchaîner une violence inouïe contre sa propre espèce.
Sa deuxième naissance lui a été donnée par ces morts de la guerre qu’il décrit jusque dans les détails sordides de leur chair déchiquetée ou décomposée, sans pincette mais sans complaisance sadique.
Paul Marchand rend coup pour coup. Il dit les choses comme il les voit. Sa vision est crue, parce que la vérité est crue. Compter les morts encore frais au toucher donne le seul décompte valable des victimes à Sarajevo. Mais l’abominable ne réside pas là.
Journaliste par destination et non par vocation, Paul Marchand raconte quelques anecdotes des conflits civils à Beyrouth et à Sarajevo. Pourquoi ? C’est bien là le pire, la clé de sa quête : La paix l’ennuie, la paix est un mensonge… un interstice factice qui camoufle la réalité de l’histoire des hommes :
« Très vite aussi, j’ai su que la guerre n’est pas une houle furieuse de l’esprit, mais le chant, le moteur, la survie des civilisations depuis la nuit des temps. »
Quelque part, tout est dit. Le reste n’est que tribulations. Conscient de la bizarrerie de son caractère et sa proximité avec la folie, il parle de « sentiments illicites. » Le journalisme n’était pour lui qu’un prétexte pour toucher l’essentiel. Confirmer cette intuition que l’homme a besoin de cette violence. Et vivre enfin.
« Je n’ai pas couvert la guerre, je l’ai éprouvée, absorbée, vécue. »
Texte très noir, les mots s’accumulent, ils auraient pu être ceux des tranchées de 14. Mais ce qui leur donne toute leur valeur, c’est qu’il parle en connaissance de cause. Il ne raconte pas comment il a échappé à un enlèvement à Beyrouth (c’est Roger Auque qui dans la lutte sera choisi par ses ravisseurs), mais il aurait pu. En revanche, les balles, puis les opérations pour remettre le presque mort sur pied, il connaît. Conduire des blessés hurlants de douleur à l’hopital, il connaît. Achever un animal mourant, il connaît. Les manoeuvres de l’ambassade pour l’évacuer de Beyrouth, il connaît. La menace d’une arme de poing sur le crâne par un milicien ulcéré, il connaît. La peur panique quand des soldats viennent frapper à sa porte, il connaît. A travers ce déluge de ténèbres, étonnement brille l’amitié improbable avec un sniper (« le premier Homme ») qui lui parle de Saint John Perse, Peguy et Neruda.
L’homme au caractère entier se moque de ses pairs, nargue un ambassadeur, provoque la mort, donne des leçons aux médecins qui le soignent. Il passe sa folie à défier l’inéluctable pour mieux comprendre la marche du monde. Marchand n’est pas un tiède. Il n’est pas dans le consensus. C’est un écorché vif, arrogant, mais intègre.
« Qu’on ne me parle pas du courage… il n’existe pas. (…) Il n’y a pas de courage, il y a juste une dignité, énorme, imposante, fulgurante… »
En lisant ce livre très dur, il faut le dire, j’ai aussi pris la mesure de ce que je devais à Paul Marchand : cette couverture de deux conflits civils majeurs qu’aucune puissance étrangère n’est vraiment parvenue à maîtriser et qui doit nous rappeler que la paix dans notre société occidentale n’est pas gravée dans le marbre.
Paul Marchand est mort en juin 2009. Ultime marque d’orgueil et de rebellion, celui qui se disait immortel n’a pas laissé la mort choisir son jour.
T. Sandorf
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