Après qu'ils eurent mangé, le père Napier insista pour qu'ils disent merci à Dieu. Il expliqua du mieux qu'il put dans son macusi hésitant ce qu'ils étaient censés faire. Titus, le Macusi, prit un air perplexe et s'adressa en wapisiana à Siriko qui à son tour parla aux Taruma. Ce ne fut qu'alors que le père Napier se rappela qu'on lui avait signalé qu'aucune de ces langues ne connaissait le mot "merci". Lorsqu'ils furent enfin tous rassasiés, Titus, pour être aimable, leva la paume de sa main au ciel et dit posément :
- Ça ira comme ça, dieu.
Mais évidemment. L'information c'est le nouveau pactole. Vous, une intellectuelle, vous devez savoir ça. La connaissance que j'ai des Indiens est une façon de prendre possession d'eux - je l'admets. Nous leur disputons la possession du territoire intellectuel. Mais c'est mieux que de leur voler leur terre, n'est-ce pas ?
Quelqu’un doit dire la vérité avant qu’il ne soit trop tard. Nous savons tous que les élections sont truquées. Notre pays doit être le seul où le gouvernement est élu par des morts. La moitié des noms sur les listes sont pris sur des pierres tombales. Il finira par tuer pour rester en place. Une République socialiste ? ricana-t-elle. Demandez-lui pourquoi sa fille est allée s’établir en Suisse. Je vais vous le dire, moi. C’est pour s’occuper des comptes secrets de son père.
Il se vantait d’être un des rares présidents de ce continent à pouvoir se mêler à la foule des places de marché et s’y sentir à l’aise. Il lui arrivait de demander à son chauffeur de s’arrêter au beau milieu d’un marché de rue pour qu’il puisse se plonger dans les odeurs pénétrantes de légumes, d’herbes aromatiques, de lessive en poudre et de fèves de cacao ou flâner parmi les carcasses raidies de poissons séchés, discuter et plaisanter avec les marchandes et leur demander comment allait leur commerce. Dans ses discours, il insistait sur l’importance des « petites gens ».
Il n’arrivait toujours pas à comprendre comment ce malheur avait pu lui arriver. Il avait beau tenter de rétablir la suite exacte des événements, elle lui échappait. La transition entre l’exercice de la présidence et l’exil se perdait dans un brouillard confus. Plus il avait traîné dans sa chambre d’hôtel à ruminer son passé récent, moins il y avait vu clair.
La fonction présidentielle lui faisait l’effet d’une carapace qu’il aurait revêtue pour couvrir ses défauts. La seule question qu’il aurait réellement voulu poser à ses pairs présidents et premiers ministres à l’occasion de ces conférences, c’était la question de savoir s’ils éprouvaient le même sentiment que lui.
Ici les tombes de nos pères
Ici nos proches sont établis
Et nos enfants aussi
Comment aimer une autre terre ?
Pour lui, tout discours se résumait plus ou moins en une suite de mensonges.
Mentir n’avait jamais été un problème. Mentir est facile pour tous ceux qui comprennent bien la réalité. C’était cette emprise sur la réalité qui faisait de lui un politicien pragmatique.