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Citation de Partemps


Tout à coup, elle a été là, l’incroyable chanteuse cascadeuse joyeuse. D’où est-elle venue ? De Rome où elle est née ? De ses parents musiciens ? Mais non : de Venise, de l’esprit inlassable et enflammé de Venise, autrement dit d’Antonio Vivaldi.
Il a suffi qu’elle s’empare rythmiquement et vocalement de cette musique pour que celle-ci se mette à vivre comme jamais, à revivre, à supra-vivre travers les syllabes et sa gorge.
Nous sommes dans le superbe et imposant Teatro Olimpico de Vicence (Palladio), en juin 1998.
Cecilia, dans sa belle robe rouge, s’avance devant les musiciens. Elle tape un peu du pied, elle les lance. Elle chante un air de Griselda (texte d’Apostolo Zeno, adapté par Goldoni). Je le donne aussi en français , mais il faut l’écouter en italien :

Agitata da due venti
freme l’onda in mar turbato
e’l nocchiero spaventato
già s’aspetta a naufragar.
Dal dovere da l’amore
combattuti questo core
non resist e par che ceda
e incominci a desperar.


Agitée par deux vents
l’onde frémit sur la mer troublée
et le marin épouvanté
se voit déjà faire naufrage
ce coeur combattu
par le devoir et par l’amour
ne résiste plus et semble céder
et commence à désespérer.

Tempête, donc. Désespoir ? Ce n’est pas ce qu’on va entendre. Attendez Cecilia sur le mot naufragar. Elle le module avec une joie sauvage, elle est ravie de sombrer, l’amour triomphe du devoir (dolore, amore). NAUFRAGAR ! Elle n’a jamais fait mieux, elle ne fera jamais mieux. Vitesse et virtuosité confondantes, éclairs, coups de vent, tornade, percussions, roucoulades, cela s’appelle, à l’époque de Vivaldi et de Haendel, « tordre la voix de légèreté ». Elle a voulu chanter dans ce théâtre, elle a minutieusement préparé son attentat. Ça passe, ça ne casse pas, c’est inouï de torsade. Le public est électrisé, un ange révolutionnaire vient de vibrer.
Cecilia est une grande musicienne (érudite) et une grande comédienne. Il faut la voir de près en concert, tête plus ou moins penchée, cou, poitrine, buste, cuisses, mains, chevilles, mimiques. Tout son corps est un instrument de souffle. Elle peut être furieuse, idyllique, pseudo-naïve, sentimentale, drôle, sadique, tendre, rêveuse, enfantine. Elle a fait le tour des mille détours. Elle prend les mots à la racine (divin italien), elle les étire et les broie, elle les catapulte, les caresse et les fouette. Vivaldi est un dieu incessant des températures, des heures, des saisons, des situations. Un dieu marin, tantôt en tourbillon, tantôt en lévitation. Il possède sa cantatrice, elle le possède. Une telle aptitude à la volupté abolit, chirurgicalement, des tonnes de musique romantique inutiles. Bartoli est une sorcière, une fée, une débauchée, une fille du peuple sensuelle et gaie, une artiste incroyable, une merveilleuse femme de la vie courante, une camarade, une aristocrate, une reine. Elle descend de tous les tableaux vénitiens, Vénus, saintes, elle est là, à la fin du XXe siècle et au début du XXIe. Toute l’actualité paraît lui donner tort, et c’est pour cela qu’elle a raison. Vous avez parié sur l’engloutissement de Venise ? Sur le naufrage de sa civilisation ? Perdu. Rien à attendre des sociétés, Venise ressuscite chaque fois que quelqu’un respire.
Une femme (et quelle femme !) vous le dit tout net.

Réécoutez Agitata da due venti. Et encore. Regardez l’enregistrement public. Et encore. Demandez-vous ce que signifie, dans le temps, la générosité de Cecilia sur scène. Sainte Cécile, on le sait, est la patronne des musiciens.
Ici, une fois encore, Rimbaud : « Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé ; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l’amour. »
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