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Citation de Partemps


Mais enfin pourquoi la musique fonde-t-elle incessamment toute illumination ? Musique veut dire aussi bien un certain silence. De ce silence jaillit une force que recèlent les mots que nous employons le plus souvent sans les entendre. Le pélerin chérubinique d’Angelus Silesius nous prévient :

Un coeur calme en son fond, calme devant Dieu
comme celui-ci le veut,
Dieu le touche volontiers, car ce coeur est Son luth.
On retrouve justement le mot « luth » dans l’un des plus beaux airs d’Henry Purcell composé en 1694 pour l’anniversaire de la reine Marie :

Strike the viol, touch the luth
Wake the harp, inspire the flute :
Sing your Patroness’s praise,
Sing in cheerful and harmonious lays.


Prenons à présent l’exemple d’un des plus grand héros du XXe siècle, qui, à lui seul, a fait une percée illuminante dans l’organisation de l’oubli : Alfred Deller, né à Margate le 31 mai 1912, mort, à l’âge de soixante-sept ans, à Bologne le 16 juillet 1979. Avec lui, le fait que la musique soit au coeur du texte, dans son rythme, et sa modulation, devient bouleversant d’évidence. René Jacobs raconte :

Sa compréhension du texte constituait d’emblée une large partie de son travail. Je me souviens comment, rien qu’en lisant le texte d’un air, il arrivait à le rendre très expressif. Avec lui chaque parole, chaque mot, chaque syllabe était intelligible.
D’Alfred Deller, Gustav Leonhardt dit :

C’était un homme très gai qui n’aimait pas travailler. Pas une fois, en dehors d’une improvisation, basée uniquement sur le tempo, je ne l’ai entendu vocaliser. Il passait son temps à lire. Il ne cherchait d’ailleurs pas à émouvoir l’auditoire par sa voix, mais par les textes qu’il interprétait. Depuis, je n’ai jamais entendu un chanteur exprimer si clairement le sens des mots. Deller n’était pas seulement un grand chanteur, mais un artiste extraordinaire de naturel.
Le génie qui consiste coupler, mêler, faire résonner et s’arc-bouter l’une sur l’autre musique et parole ne tombe pas du ciel à l’improviste en Angleterre au temps de Shakespeare ; il ne tombe pas non plus par hasard, beaucoup plus tard, de façon fulgurante, à travers la voix d’Alfred Deller, au moment de la plus grande catastrophe humaine — en pleine seconde guerre mondiale.

Le témoignage qui nous importe à ce sujet est celui du compositeur Michael Tippett [1] qui entend, pour la première fois en 1943, dans la cathédrale de Canterbury, Alfred Deller entonner les premières mesures de Music for a while d’un musicien alors à peu près inconnu, Henry Purcell. Tippett ressent le choc décisif suivant :

A ce moment, j’ai eu l’impression que les siècles remontaient leur cours.
Music for a while shall all your cares beguile :
Wond’ring how your pains were eas’d,
And disdaining to be pleas’d,
Till Alecto free the dead from their eternal bands,
Till the snakes drop from her head,
And the whip from out her hands.
Music for a while shall all your cares beguile.
La musique, un instant, allégera votre détresse...

Dans le nom de Purcell, entendons bien le mot « cell » — cellule ; et dans le nom de Deller entendons aussi le mot air.

Sans l’apparition géniale de Deller, l’existence de la voix de contre-ténor, mais aussi celle de son répertoire qui va de Guillaume de Machaut à Jean-Sébastien Bach, dont tout le XIXe siècle avait programmé la destruction rageuse, accomplissant ainsi une violente vengeance contre la féérie, n’aurait jamais dû revenir : si tel avait été le cas, elle aurait emporté avec elle une liberté radicale. Non pas une anomalie, mais la vibration en surplus, triomphant de la négation dont elle a été l’objet.

Prenons la représentation toute simple de la virilité avec son haut fléché — en haut à droite —, considérons cette flèche et appelons-la, au grand scandale de la représentation dix-neuviémiste et des ravages ultérieurs, toujours en cours, Alfred Deller. Quoi qu’en pense férocement la sexinite, avec et par cette voix, nous assistons à une trouée dans le temps du marasme sexuel. Ce que l’on retrouve magnifié dans les Sonnets de Shakespeare :

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Sonnets, édition de 1609.
S’il n’est airain, ni pierre, ni terre, ni mer sans bornes
Sur qui la triste loi de la mort n’ait d’empire,
Contre cette fureur comment pourra plaider
La beauté dont la force est celle d’une fleur ?
Ah ! comment donc l’haleine embaumée de l’été
Soutiendra-t-elle le siège et les assauts des jours
Quand il n’est roc inexpugnable qui soit si ferme,
Portail d’acier si dur, que le Temps ne les ruine ?
L’effrayante pensée ! Las ! Où cacher au temps
Son joyau le plus beau pour qu’il ne le reprenne
En son coffret ? Qui peut retenir son pied leste ?
Ou qui peut l’empêcher de piller la beauté ?
Personne, hélas ! à moins qu’un miracle prévale
Et qu’en cette encre noire mon amour brille encore.

Deller passait son temps à lire de la poésie, il indiquait un tempo et la musique surgissait « for a while », « pour un instant », en passant, brillant de ne faire que passer.
Il faut rappeler aussitôt que les pièces de Shakespeare, l’accent qui les rend inimitables, c’est ce qu’il faut bien appeler la qualité de leurs interludes. Shakespeare n’est jamais plus shakespearien que dans l’intervalle de l’action, que dans la veille et la halte, le balancement nocturne entre les journées fertiles, cette hésitation et ce murmure rêveur qu’exhalent ses héros au moment d’accalmie, quand leur destin leur laisse le temps de questionner l’autre en eux. Roméo et Juliette se rythme ainsi de temps morts et de pauses, où l’angoisse et la volupté s’expriment rêveusement, tandis que dans l’ombre se resserrent les rouages de la machine infernale.
« J’ai peur, et bien trop tôt, soupire Roméo. Je pressens avec angoisse des évènements, encore suspendus aux astres, qui des plaisirs de cette nuit feront naître amèrement un rendez-vous de larmes. » Il n’est par ailleurs pas de théâtre plus entrecoupé de nocturnes que celui de Shakespeare. C’est que la nuit est attente, avant les devoirs que le jour désigne, avant les actions qu’il impose. « Bonne nuit, bonne nuit », se disent les amants de Vérone avant l’aurore. L’ouverture du cinquième acte du Marchand de Venise n’est qu’un long duo nocturne, une invocation à la nuit protectrice et pitoyable. « C’est par une nuit semblable, Jessica... », et autour du couple cerné d’ombre les visiteurs de minuit montent une garde fragile : Troïlus sur les remparts de Troie, espérant Cressida, Thisbé d’un pas craintif effleurant la rosée, Didon sur le rivage rappelant Énée, Médée cueillant des herbes magiques. Henri V, c’est la veillée du roi à l’aube qui ira livrer bataille. Jules César, c’est la maison de Brutus à la veille du crime, sa tente avant le combat, le souffle retenu du héros qui se penche sur son petit serviteur et regarde dormir l’enfant Lucius : « Dors, Lucius... Jouis de la rosée lourd-miellée du sommeil.. Assommeur repos, frappe de ta matraque de plomb mon enfant qui succombe... » Hamlet, c’est la tragédie même de la nuit, de ses atermoiements, de ses angoisses multipliées. Et lorsque le génie de Shakespeare s’épanouit dans la plus poignante de ses tragédies, Antoine et Cléopâtre, il écrit une « Suite anglaise » en nuit majeure. « Éros, désarme-moi. Le dur labeur du jour est fini. Il faut dormir », dit Antoine à son écuyer au terme de la tragédie qui s’achève dans un repos funèbre. « Tout s’égalise et la lune en visitant la terre ne saura plus quoi regarder. »


Manet, Lola de Valence, 1862.
Le while dellérien permet justement de sentir de quelle nuit il s’agit :

One charming night gives more delight
Than a hundred lucky days.
Night and I improve the taste,
Make the pleasure longer last
A thousand several ways.
Ou encore ce morceau, A evening Hymn, dont William Christie a raconté que, lors de l’enregistrement de son dernier disque, Music for a while/ 0 solitude [2], Alfred Deller le chantait avec foi, les yeux fermés :

Now that the sun hath veil’d his light,
And bid the world good night,
To the soft bed my body I dsipose :
But where shall my soul repose ?
Dear God, even in thy arms,
And can there be any so sweet security ?
Then to thy rest, o my soul !
And singing, praise the mercy
That prolongs thy days.
Halleluia.
Il faut rappeler à quel point entendre la voix de Deller, sortant apparemment du corps qu’il avait, a déstabilisé son époque. Il le dit lui-même :

Je suis un grand gaillard, d’un mètre quatre-vingt-huit et de quatre-vingt dix kilos. Je suis père de trois enfants. J’ai été bon footballeur et joueur de cricket, fils d’un gymnaste professionnel. Et maintenant, parce que je chante avec un type de voix peu écouté depuis cent cinquante ans, je dois m’attendre à ne pas être considéré comme un homme véritable.
Il faudrait ici prendre au sérieux les effets fort bien étudiés par Nikolaus Harnoncourt du réglage égalitaire du chant après la Révolution française, puis sous Napoléon, dont l’influence a été considérable, jusqu’à marquer, comme on devrait mieux le savoir, Wagner lui-même. Il a fallu très longtemps, par exemple, pour que Mozart soit de nouveau rendu à son enchantement différentiel (Dévotions spécifiques à Clara Haskil et à Elisabeth Schwaezkopf).

Nommé en 1970 par la reine d’Angleterre commandeur de l’Ordre de l’Empire britannique, Deller me fait parfois penser au merveilleux acrobate bleu en équilibre peint par Picasso. Picasso voyait depuis « partout » ; Deller lorsqu’il prend la parole en musique, à cause de cette trouée dans le son, chante enfin comme on devrait sans arrêt continuer de chanter, depuis « partout » et « toujours ». Il accomplit à lui seul le programme rimbaldien de A une raison : « Arrivée de toujours, qui t’en iras partout. » Par sa voix, le temps reprend ses pleins droits dans le While, c’est-à-dire son immensité furtive — sa foi, son amour.
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