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Citation de Partemps


Bien entendu, l’enchantement nous vient de Shakespeare, raison pour laquelle l’anglais était promis à devenir la langue de communication planétaire, fût-ce sur un mode extraordinairement aplati. C’est cellulairement, consonnes et voyelles réunies, que cette langue, pourtant devancée en nombre par le chinois et l’espagnol, s’est révélée être la seule capable de supporter l’expérience du temps retrouvé.


Écoutez Purcell, chanté par Deller, vous êtes immédiatement dans la magie shakespearienne, qui se dévoile à vous dans l’ œil même du cyclone. Ah, « Fairest Isle, Site of pleasure and of love »... Il est étrange que les Grecs, ou plus exactement leurs dieux en cours d’exil, se soient un instant posés là. Dans le chaos dévastateur de la Seconde Guerre mondiale, un grand gaillard les a entendus, ces dieux enfuis. Il ne cesse plus de les entendre dans sa voix qui reste réfractaire à l’asservissement du parler humain. Il se donne le loisir d’écouter sa propre voix et de suivre ainsi, j’allais dire à la Tchouang-tseu, sa voie. Il ne trouve pas de raison de se plier au spectacle en cours et ajoute même à sa mauvaise conduite le fait, en plein blitz, d’être objecteur de conscience. Miracle — il n’y a pas d’autre mot — on va se mettre à l’écouter. Quelque chose pivote dans le tympan même et « Fairest Isle » tient bon, « precious stone in a silver see », comme le dit Richard II. Et là, tendez l’oreille ou ce qui vous en reste, puisqu’on a décidé de vous la boucher, les souffles, les corps, les jours, comme dit Génie, les murmures, les douceurs, le bruit des sources, les roses, les fées sont tout à coup à votre disposition. Saluons au passage un très grand poète anglais, né en 1844, comme Nietzsche et Verlaine, enfermé comme bien d’autres au XIXe siècle, un jésuite, tiens ! comme c’est curieux, qui s’était mis dans la tête de casser le verdict d’hérésie attribué à Henry Purcell, entendons Shakespeare. Voici ce qu’il dit de Purcell :

C’est la face forgée qui m’atteint, c’est le récit de soi,
De l’abrupt soi-même, là, qui tellement force
et peuple l’ouïe.
Dans la grande misère de son temps, Hopkins — comme Deller plus tard dans l’effroyable misère du sien — voit Purcell, entendons Shakespeare, fondre sur lui, comme un grand oiseau. Avec son plumage d’ailes, dit-il, comme une brise d’anges, un grand oiseau d’orage perdu seul sur des grèves de foudre pourpre. Nous sommes là dans le ravissement, c’est-à-dire le rapt, ce qui peut arriver à quelqu’un qui suit sa voie, indépendamment de tous les rassemblements injustifiés. C’est arrivé à Deller. Cela peut se reproduire, si l’on écarte le succès parfaitement fallacieux dont on entoure l’unique et l’inimitable. Écoutez :



If music be the food of love
Sing on till l am filled with joy ;
For tken my listening soul you move
To pleasures that never cloy,
Your eyes, your mien, your tongue declare
That you are music everywhere.
Pleasures invade both eyes and ear,
So fierce the transports are they wound,
And all my senses feasted are ;
Though yet the treat is only sound,
Sure l must perish by your charms
Unless you save me in your arms.

Si la musique est la nourriture de l’amour...

Elle sort des mots pour célébrer le don de la joie, « to celebrate the glory of this day ». James Joyce ne cherchait-il pas à écouter sur son poste de radio avant la guerre cet air d’Henry Purcell qui lui parle enfin de la joie, Joy, c’est-à-dire de lui-même ? Hommage d’un grand musicien à un autre.

Deller, Purcell, Shakespeare, sainte trinité. Joyce est avec eux. Et la voix de la nature elle-même. Et qui voyez-vous s’avancer sinon Orphée, puisque les arbres parlent, la langue universelle est trouvée, l’âme du monde circule, l’harmonie est rétablie à travers une merveilleuse ma- chine qui fait tourner à la manière d’un orgue les instruments, les corps, les voix, les graines de la matière et les pollens de l’esprit. Lui couperait-on la tête à cet Orphée, qu’il n’en continuerait pas moins de chanter. Roumî le dit bien, à l’attention des Ménades de tous temps : « Si tu coupes un atome, tu y trouveras un soleil et des planètes tournant alentour. » Alfred Deller — soleil cou coupé — continue donc de chanter. N’importe quel maniaque de la sexinite qui tient désormais l’être humain dans son carcan, n’importe quel imbécile ou n’importe quelle idiote sourd et sourde à l’appel de Vénus, parlera ici, selon le code désormais en vigueur dans nos contrées, de déni de la castration. Manière courante et ô combien facile d’éviter le libre jeu des germes de la nature. Ces germes, comme vous le savez, sont maintenant, et pour longtemps, sous contrôle génétique intégré. Ce n’est plus sainte Cécile, patronne des musiciens, c’est saint Ovocyte. À quoi bon la flèche ? À quoi bon la cible ? On peut certes toujours jouer Shakespeare, interpréter Purcell, mais de là à entendre réellement de quoi il s’agit, il ne faudrait rien de moins qu’une transmutation entière qui n’est pas prévue au programme de la reproduction. L’envers du décor institué par le romantisme tardif n’est que plainte, accusation et paradis perdu. Seuls peut-être les merveilleux improvisateurs de jazz peuvent, en anglais toujours, nous faire signe, de loin en loin, dans leur liberté noire ; il suffit d’entendre Billie Holiday chanter : « It’s funny. »

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Edition de 1623.
Mais voilà que nous écoutons Deller, comme nous entendons Prospero dans La Tempête lorsqu’il déclenche par son art, une musique solennelle, « le meilleur réconfort pour un esprit troublé, guérissant un cerveau inutile, en bouillie dans le crâne ». Nous sommes dans le charme, il va fuir, il faut vite le surprendre comme le matin qui gagne sur la nuit, comme la raison en voie d’éclaircie. La magie est violente : elle peut obscurcir le soleil, faire s’insurger les vents, faire place au feu et au tonnerre. Elle peut même réveiller les morts, mais aussi révéler un autre monde, « a brave new world ». Il s’agit donc de l’abjurer ou du moins de faire semblant, pour ne pas désespérer le public ; et cette conclusion est très belle. Ce sont les derniers mots de Shakespeare.

C’en est fait à présent de tous mes charmes,
Me voici réduit à moi seul. Et c’est bien peu.
Puisque j’ai pardonné et repris mon royaume,
Ô ne me laissez pas finir dans cette île nue.
Délivrez-moi de moi, et même de mon art :
Ah, prêtez-y vos mains compatissantes.
Ma fin sera le désespoir, à moins d’une prière, :
Elle peut seule me sauver, irrésistible
Jusqu’à prendre d’assaut la miséricorde même.
Jusqu’à purifier tous mes Péchés.
Pardonnez-moi comme vous voulez être pardonnés.
Le magicien propose aux mortels effarés de lui pardonner, de façon à ce qu’ils ne sifflent pas, puisqu’ils pourraient aussi bien le tuer. La leçon de Shakespeare ? Je vous ai montré la vérité, il ne faut pas m’en vouloir, comprenne qui veut, à bon entendeur salut, vous m’oublierez vite, je fais des miracles pour vous, mais je n’ai aucune illusion, ce sera comme si rien ne s’était passé. Un dieu est venu, il a disparu, bon débarras, mais — ruse du génie — il n’a pas manqué de dire, et telle est la noblesse déchirante de l’action, « pardonnez-moi ».

Comment ne pas entendre en contrepoint le testament de François Villon ?

Épitaphe

Cy Gist et dort en ce sollier
Qu’un amours occist de son raillon,
Ung povre petit escollier,
Qui fut nommé Françoys Villon,
Oncques de terre n ’ot sillon.
Il donna tout, chascun le scet :
Tables, tresteaux, pain, corbeillon.
Gallans, dictes en ce verste :

Rondeau

Repos éternel, donne à cil
Sire, et clarté perpétuelle,
Qui vaillant plat ni escuelle
N’eut conques n’ung brain de percil.
Il fut rez, chief, barbe et sourci-
Comme ung navet qu’on ret ou pelle.
Repos eternel donne a cil.
Rigueur le transmit en exil,
Et luy frappa au cul la pelle,
Non obstant qu’il dit : « J’en appelle ! »
Qui n’est pas terme trop subtil.
Repos éternel donne à cil.

Pour Shakespeare, le seul salut que l’homme puisse atteindre, c’est la magie d’une parole et d’une musique justes. Le saint des saints de la poésie shakespearienne est sans doute le Sonnet XXIX où s’opère en quatorze vers la métamorphose qui nous surprend lorsque La Tempête se clôt sur son accent réconcilié, pacifié, sublimement détaché.

Lorsqu’en disgrâce auprès de Fortune et des hommes,
Solitaire, je pleure d’être ainsi rejeté,
Et de cris sans effet harcèle le ciel sourd ;
Que je vois mon état et maudis mon destin,
Souhaitant être semblable à l’un, riche d’espoir,
D’un tel avoir les traits ou les amis nombreux,
Désirant de l’un le talent, de l’autre les chances,
Moi, le moins satisfait de mes dons les meilleurs ;
Si pourtant, me méprisant presque en ces pensées,
Je pense à toi par chance, alors change mon sort,
Et comme l’alouette au point du jour s’élève
Loin du sol triste, je chante à la porte du ciel :

Ton cher amour remémoré me rend si riche
Qu’à l’état d’un roi je préfère le mien.

Mes amis, voilà ce qu’on peut appeler, en entendant le commentaire de Deller avec sa voix « hors de toute race, de tout monde, de tout sexe, de toute descendance », un ravishing delight. Vous avez reconnu Solde de Rimbaud, où il est question de « richesses jaillissantes ». « Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé, un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l’amour », dit encore Rimbaud, dans Jeunesse.
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